« Je me sens plus un survivant qu’une victime ou un rescapé »

Rencontre avec Simon Fieschi, partie civile.

Le portrait de Simon au procès © Boucq / Charlie Hebdo

Le 13 octobre dernier, notre groupe de lycéens a rencontré Simon Fieschi, ancien webmaster à Charlie hebdo, membre de DCL et partie civile au procès des attentats de janvier 2015. Touché le premier par les balles des frères Kouachi dans les locaux du journal, il a déposé devant la cour début septembre.

La rencontre avec Simon Fieschi débute par le décryptage d’un dessin de Charb paru le 30 octobre 2013 dans les pages de Charlie Hebdo. Un dessin qui fit polémique et fut taxé de raciste, alors qu’il dénonçait, au contraire, le racisme dont Christiane Taubira était victime. Après un premier échange sur le dessin en question, l’association diffuse sa vidéo pédagogique « Raciste / Pas raciste » qui donne toutes les clés de lecture de cette caricature et alerte sur les fake images qui circulent sur Internet.

Dessin de Charb « Rassemblement Bleu Raciste » / © Charb, paru le 30 octobre 2013 dans Charlie Hebdo

Raciste/PasRaciste – décrypter un dessin de presse – YouTube

« Je peux vous dire que ce dessin a compliqué ma semaine, commente Simon qui gère, à l’époque, les réseaux sociaux de l’hebdomadaire, nous avons été inondés de mails et de tweet qui nous accusaient de racisme. Un comble…Mais à Charlie nous faisons le pari de l’intelligence du lecteur. Ce dessin est subtil : c’est un dessin politique qui nécessite d’être au courant de l’actualité pour être compris. Encore faut-il qu’il circule dans son intégralité, or il circulait sans le titre et sans le logo du Front national le rendant dès lors totalement incompréhensible…Un détournement destiné à manipuler les esprits et à cibler le journal. »
Après cette entrée en matière, les élèves le questionnent.

Comment avez-vous intégré la rédaction de Charlie Hebdo ?
J’ai eu mon bac Littéraire, de justesse parce que j’étais intéressé par à peu près tout sauf ce que l’on m’enseignait, puis j’ai effectué un an de service civique : je voulais servir la communauté et identifier l’endroit où je pouvais être utile. Ensuite, je suis rentré à l’université où tout m’intéressait. J’ai donc fait 5 ans d’histoire, dont une année de recherche sur la gendarmerie nationale. J’ai d’ailleurs essayé d’y entrer, car il était notamment question qu’elle me finance mon doctorat. Mais ils n’ont pas voulu de moi. Alors que je cherchais du boulot, un ami m’a indiqué que Charlie Hebdo recrutait quelqu’un pour s’occuper de leur site internet. J’ai toujours aimé ce journal et son humour un peu trash. D’ailleurs, moi-même, j’ai souvent des tas d’ennuis dans la vie parce que je peux faire la pire blague possible, au pire moment, à la pire personne au monde. Il y a très peu d’endroit où cette faculté est considérée comme une compétence professionnelle que l’on peut mettre en valeur et pour laquelle on peut être payé. Bref, ils m’ont embauché. J’ai mis du temps à leur avouer que j’avais postulé à la gendarmerie nationale car Charlie est aussi antimilitariste. J’ai attendu la fin de ma période d’essai pour le dire.

Quelles compétences aviez-vous en numérique ?
Très peu ! Je dirais donc que – et c’est un conseil que l’Éducation nationale ne peut pas vous donner officiellement – un entretien d’embauche ressemble un peu à la drague : il ne faut pas dire que la vérité. En revanche, ensuite, il faut rattraper le coup et être à la hauteur des mensonges que l’on a prononcés. J’ai donc effectué beaucoup d’heures sup ’ nocturnes pour apprendre ce que j’avais fait semblant de savoir. »

Pouvez-vous nous parler du 7 janvier 2015 ?
J’ai pris une balle le jour de l’attaque, voilà pourquoi je marche avec une béquille devant vous. Pour nous, c’était un mercredi comme les autres, le jour de la conférence de rédaction : Nous n’avons rien vu venir. Angélique et Coco sont descendues fumer une cigarette. Les deux terroristes ont pris Coco en otage en la menaçant avec une mitraillette, ils l’ont faite monter l’étage des locaux, l’ont forcée à faire le code… puis ils sont rentrés dans les bureaux. Le mien est le premier à l’entrée : ils m’ont tiré dessus. Ma moelle épinière a été touchée. J’ai passé presque un an à l’hôpital, en rééducation, puis un an encore en hôpital de jour. Que dire d’autre ? Je préfère que vous me posiez des questions, cela m’aide à résumer les choses…

Photo de Simon dans la classe

Lors de votre déposition à la barre, vous avez tenu à faire une distinction entre les termes « rescapé », « survivant » et « victime ». Pourquoi ?
Au procès, j’avais besoin de clarifier ces notions. Pour moi, « victime » c’est un terme juridique. C’est quelqu’un à qui il est arrivé quelque chose et à qui on concède des droits. Précisément, nous sommes dits « victimes civiles de guerre », c’est-à-dire que l’État nous met au même plan que des soldats blessés au front et qui se sont battus pour leur pays. Moi, je ne me suis pas battu pour mon pays mais j’ai été attaqué parce que j’étais français. Le terme « victime » m’arrange parfois, mais je ne l’aime pas énormément car il est plaintif, passif, et ce n’est pas terrible de se vivre ainsi. Je dirais que cela aide d’avoir un statut, mais c’est aussi une idée qui peut faire que vous restez au lit chez vous jusqu’à la fin de votre vie.
« Rescapé » est un mot qui me dérange. Dans son étymologie, on dirait que l’on a échappé à ce qu’il s’est passé alors que j’ai, certes, échappé à la mort – même si ce n’est que provisoire – mais je n’ai pas échappé à l’attentat. D’ailleurs, aucun des membres de la rédaction n’a échappé à l’attentat. Notre vie ne sera plus jamais la même. J’ai toujours eu l’impression que les gens employaient ce terme de « rescapé » pour se rassurer eux-mêmes.
Le mot « survivant » me parait plus juste techniquement. J’ai survécu alors que je n’étais pas censé survivre ni remarcher un jour. C’est presque miraculeux pour moi. « Survivant » n’est ni positif, ni négatif, il décrit juste un fait. Et puis, il y a « vivant » dedans. Cela me plaît.

À la barre, vous avez commencé votre témoignage par « je vais vous dire ce que fait une balle de kalachnikov », pourquoi ?
Je suis venu à la barre pour dire tout ce que j’avais gardé pour moi pendant ces années, par pudeur ou parce que je n’avais pas osé répondre à certaines questions. Au moment où la justice fait son travail, c’est important de dire les choses publiquement, d’un seul coup et à tout le monde. La défense des accusés est de prétendre qu’ils ne sont pas des terroristes mais des délinquants de droit commun, c’est pourquoi je tenais à préciser les conséquences d’une balle d’arme de guerre dans le corps, qu’elle soit terroriste ou le résultat d’un simple braquage. Ce sera à la justice de définir qui savait quoi, qui a fait quoi, mais pour résumer mon message est le suivant : si vous vendez ou faites circuler des armes, voilà ce qui peut advenir.
A lire : https://charliehebdo.fr/2020/10/societe/se-reveiller-dans-un-sarcophage-en-janvier-2015/

Simon demande aux élèves ce qu’ils ont pensé de la déposition de Christophe Raumel à laquelle ils ont assisté. « Il s’embrouille dans ses explications », lui répond un élève. « Est-ce que cela signifie qu’il est coupable ? » interroge Simon. « Non pas forcément », affirment les lycéens.
« En tout cas, poursuit Simon, il y a bien eu un acte terroriste d’une extraordinaire gravité et des gens qui l’ont rendu possible, en obtenant des armes, des voitures, de l’argent, des planques, etc. Les accusés, dans le box, sont soupçonnés, à des degrés divers, d’y avoir participé. Soit, ils sont innocents et en prison depuis 5 ans et il faut donc qu’ils sortent. Soit, ils sont coupables et il n’y a aucune punition en notre possession, rien que notre État de droit ne puisse faire et qui soit à la mesure du crime qu’ils ont commis ou auquel ils ont participé. Si je n’étais pas concerné directement, si je n’avais pas pris deux balles, si je n’avais pas perdu des gens que j’aimais et que j’admirais, j’essaierais peut-être de voir les choses autrement.
Il y a une grande différence entre les opinions et les principes. Des opinions, nous en avons tous, sur des tas de sujets. En revanche, les principes, ce sont les opinions que nous conservons même si elles entrent en conflit avec nos intérêts. Je me rends compte qu’en ce moment, je ne sais plus ce qui relève de mes principes ou de mes opinions. Je ne souhaite pas du bien aux personnes qui sont dans ce box. Je ne suis pas un fou du concept de vengeance mais j’ai un désir de justice. »