« Ceux qui ont été confrontés à la mort sont seuls, même s’ils semblent très entourés. »

Rencontre avec Riss et Yannick Haenel

A la veille du verdict des attentats de janvier 2015 et pour clôturer le parcours pédagogique débuté il y a presque un an, DCL a organisé une rencontre avec Riss, le directeur de publication de Charlie Hebdo et l’écrivain Yannick Haenel qui a couvert tout le procès pour le journal, soit 54 audiences, étalées sur presque 4 mois. Une rencontre fertile et philosophique durant laquelle il fut surtout question de liberté.

« La satire est une tradition très ancienne dans ce pays, souligne le proviseur de l’établissement, en guise d’introduction, ce nest pas quelque chose qui est sorti comme un diable de sa boite aujourdhui. Samuel Paty na fait aucune erreur. »

Riss et Yannick Haenel demandent aux lycéens ce qui les a le plus marqués durant ce procès. Pour certains, ce sont les témoignages des familles des victimes et le dispositif de sécurité déployé, pour d’autres l’arrivée des accusés dans la salle d’audience, menottés et surveillés par des agents au visage cagoulé.

Puis les élèves ont interrogé les invités.

Comment vous sentiez-vous lors de ce procès ?

Riss : le moment que j’attendais le plus, c’était celui de la parole donnée aux accusés. Je ne savais pas qui étaient ces types. Pendant 5 ans, on nous avait répété qu’il s’agissait de petits mecs sans importance, de « seconds couteaux », puisque les auteurs principaux avaient été tués. Mais au procès, on a progressivement découvert ces protagonistes : leur manière de parler, de raisonner, leur personnalité. Et puis, tout doucement, nous avons commencé comprendre comment les choses s’étaient passées, qui était qui, qui a fait quoi, les liens qu’ils avaient entre eux. J’ai découvert comment on organise un attentat par étapes. Car ce qu’ils ont commis, chacun à leur niveau, c’est un geste politique pour installer un climat de terreur.

Yannick Haenel : ce qui m’a frappé, c’est l’aspect à priori inextricable et labyrinthique de l’affaire. Mais peu à peu, nous avons assisté de façon passionnée et passionnante à quelque chose qui s’imbrique dans les préparatifs de ce crime abominable. On croit toujours quand on est enfant que le mal est très spectaculaire, effroyable, qu’il est une créature de l’au-delà venue pour nous terroriser. Alors qu’en fait, le mal c’est très plat. Plus que la « banalité du mal », concept cher à Hannah Arendt, c’est la platitude du mal, dénué de tout aura, qui m’a interrogé : des histoires de téléphones cassés, de puces coupées en deux, de lieux sordides et insalubres… Ce fut un déferlement de mensonges de supposés petits truands sans envergure, parfois presque pittoresque ou « rigolos », mais qui, a un moment donné, participent à quelque chose d’énorme et de criminel. Et dans toute cette nébuleuse, lesquels voulaient vraiment tuer des dessinateurs ou des Juifs pour des raisons idéologiques ? Quand Coulibaly dit aux otages de l’Hyper Cacher « vous êtes ce que je déteste le plus au monde, vous êtes juif et français », il y a l’antisémitisme mais il y a également la détestation du monde dans lequel on vit.

Islam politique, pulsion de mort, emprise du fanatisme, rapport pathologique au divin, principe de laïcité… un long échange philosophique s’en est suivi avec les élèves autour du rapport à dieu, du basculement intégriste, de l’émancipation des individus et de l’émergence de l’esprit critique.

Yannick Haenel et Riss le 15 décembre 2020.

Cela a lair simple sur le papier mais quand on grandit dans certaines familles, techniquement, cest plus difficile de réfléchir par soi-même et de développer son esprit critique.

Riss : pourtant, dire non, c’est s’assumer et devenir un adulte dans la société, sinon on reste un enfant toute sa vie.

Mais comment faire pour devenir cet adulte libre et débarrassé du poids familial ?

Riss : ce que vous faites, aller à l’école.

Yannick Haenel : moi, quand je vais à ce procès, je continue d’aller à l’école. Nous sommes à l’école de quelque chose tout le temps, à l’école des autres.

Riss : le sacré, il faut pouvoir en rire et ce n’est pas parce qu’on en rit qu’il n’est plus rien, bien au contraire. Tout le projet initial de Charlie Hebdo, c’est l’autodérision. On peut croire en quelque chose très fortement pour soi et être capable de se foutre de sa propre gueule. Si cela devient un interdit, et bien il ne s’agit tout simplement plus de sacré, c’est du toc, et c’est là que commence le fanatisme. J’ai fait des reportages partout dans le monde, et je me suis aperçu que tout le monde a envie de rire à un moment ou à un autre, même dans des sociétés un corsetées par des règles strictes. Le rire est inhérent à toutes les cultures. En cela, Charlie Hebdo est un journal universaliste qui réconcilie le rire et la réflexion. C’est un journal inscrit dans la tradition des Lumières, celle de l’émancipation, des libertés individuelles, et donc bien sûr celle de la liberté d’expression.

La discussion s’ouvre alors sur la liberté, réelle ou supposée, accordée par les réseaux sociaux. Comment ces lycéens s’informent-t-ils ? Quelle fenêtre sur le monde privilégier dans ce flot d’informations et de désinformations continues, qui n’a jamais été aussi dense à l’échelle de l’humanité ? Comment être soi et ne pas se laisser « bouffer par la connerie ou la banalité ambiante » ? Comment s’informer à l’ère de twitter ?  Les lycéens s’accordent pour dire que les réseaux sociaux limitent l’expression car lorsqu’on est restreint à 140 signes, on limite nécessairement sa pensée.

Riss : il faut, en effet, distinguer réflexion, construction de la pensée, opinion ou bavardage.  Que signifie prendre la parole ? Ai-je vraiment quelque chose d’intéressant à dire ? Est-ce que cela apporte vraiment quelque chose au débat ? Pour moi, on ne trouve pas vraiment d’éléments innovants ou enrichissants sur ces réseaux numériques.

Pouvons-nous vous poser une question plus intime ? Vous ne nous avez pas parlé de ce que vous avez ressenti émotionnellement au cours de ce procès…

Yannick Haenel : … sans doute par pudeur. Les témoignages de tous ceux qui étaient sur les lieux des crimes et qui ont survécu, ont été un choc pour moi. Il ne s’agit pas seulement des émotions qui nous submergent, il s’agit du rapport véritable à ce qu’il en est d’être, d’exister. J’ai rarement assisté à des choses aussi intenses. Il faut se méfier des émotions parce que c’est le contraire de l’information, mais parfois il ne faut pas s’en priver, c’est aussi de l’empathie. Il faut savoir qui on aime, ce que l’on peut aimer dans la vie et qui et quoi il vaut mieux ne pas aimer.

Riss :  pendant ces 5 dernières années, c’était difficile d’accompagner les familles des victimes et leur quête tragique pour approcher les derniers instants de leur proche. Une quête impossible à satisfaire, par peur de se tromper, par peur d’oublier des éléments dans le chaos. La mort est un moment ultime et inatteignable, comme l’horizon. Vous avez beau vous en approcher, il est toujours repoussé au loin.  J’ai découvert des familles dans les pires circonstances qui soient, et que peut-on leur dire ? Comment aider quelqu’un dans la peine ? J’ai eu souvent l’impression que tout ce que je pouvais exprimer ne servait à rien. Avec les autres victimes, c’était plus facile, et au procès, j’ai pu parler avec des gens avec lesquels je n’avais jamais discuté. Ceux qui ont été confrontés à la mort sont seuls, même s’ils semblent très entourés.

Yannick Haenel : ce procès, outre le fait qu’il cherche une vérité judiciaire criminelle, a également servi à à celles qui sont venus parler, parties civiles et victimes, à sortir de cette solitude, si tant est que l’on puisse en sortir. Ces personnes forment une communauté très étrange, une communauté de fragilités. J’étais là comme témoin pour Charlie, témoin des témoins en quelque sorte, avec toute la peur de raconter des conneries, de mal choisir les mots, d’être indélicat, et je dois dire que de rendre compte de tout cela, de restituer de tels moments est quelque chose de précieux. Cette institution, la justice, est utile et je ne m’en étais jamais rendu compte à ce point. Elle sert non seulement à trouver le coupable et à établir des responsabilités mais aussi à autre chose, de plus grand et de plus humain : à parler. Cela nous sauve, tout simplement. En cadeau, les élèves avaient préparé des plaidoiries pour défendre des journalistes incarcérés en Algérie, au Maroc, au Moyen-Orient ou en Chine, et pour défendre la liberté d’expression : « Monsieur le Président, mesdames et messieurs les jurés. Aujourd’hui encore les Droits de l’Homme sont constamment violés en Arabie Saoudite et dans le monde, c’est pourquoi je vous demande quelques minutes d’attention pour faire entendre la voix de Raif Badawi… », ainsi commence la lecture de deux lycéennes en clôture du projet de DCL.

Riss et Yannick Haenel dédicacent des exemplaires de Charlie Hebdo et des ouvrages au CDI.