« Au procès des attentats, je vais défendre une idée : la liberté »

Rencontre avec Maître Richard Malka

Maître Malka, avocat de Charlie Hebdo par Cabu. © V. CABUT

Le 6 octobre dernier, après avoir suivi l’interrogatoire de Christophe Raumel au Tribunal et rencontré Marion Hebert, vice-procureure de la République, les lycéens ont interviewé Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo.

Comment devient-on avocat ?

C’est un parcours assez classique : vous passez votre bac, vous faites 4 ans de droit à la fac, vous réussissez l’examen pour entrer à l’école des avocats, vous faites des stages et enfin, vous trouvez une collaboration dans un cabinet. C’est peut-être plus difficile aujourd’hui qu’à mon époque, mais ce n’est pas impossible du tout. Je suis devenu avocat très jeune parce qu’on n’avait pas beaucoup d’argent à la maison et qu’il fallait travailler.

Qu’aimez-vous dans ce métier ?

Ce qui est magnifique, c’est qu’il y a mille et une manières de l’exercer, selon le caractère et les priorités de chacun. Vous pouvez être avocat en droit des affaires, en droit fiscal, en droit du travail, en droit de l’environnement, en droit des enfants. Vous pouvez être en contact avec ce qu’il y a de plus douloureux dans la vie : les crimes, les divorces, les licenciements. Vous pouvez ne jamais plaider de votre vie ou plaider tous les jours.

Moi, j’ai choisi le droit de la presse car on est en contact avec l’actualité. Je défends donc des journaux, des éditeurs, des producteurs TV, des écrivains, des rappeurs…bref tout ce qui relève de la liberté d’expression. Mon travail c’est de lire des livres, des articles avant publication, etc. C’est passionnant : ça vous oblige à réfléchir à tous les débats de société et aux sujets qui font polémiques.

Pourquoi avez-vous décidé de devenir l’avocat de Charlie ?

Je suis devenu avocat en 1992, l’année même où Charlie Hebdo était relancé. Ce n’est pas moi qui suis allé les chercher, c’est l’équipe qui m’a sollicité. Au départ, ce n’est pas du tout un engagement politique, c’est du droit de la presse. Je défends la liberté d’expression donc je défends ceux qui sont à l’œuvre dans ce domaine-là. Avec Charlie, c’est une longue histoire qui dure depuis près de 30 ans avec des moments drôles, forts… et des tragédies.

Avez-vous déjà plaidé pour des gens dont les actions vont à l’encontre de vos principes ?

Oui, bien sûr. Un avocat, ça ne défend pas uniquement ceux avec qui il est d’accord. Au début de ma carrière j’ai fait du pénal, j’ai donc défendu des voleurs, des agresseurs, des escrocs… mais ça ne me heurtait pas au point de ne pas pouvoir les défendre. Tout le monde a le droit à un avocat : il y a toujours quelque chose à défendre chez un être humain, même chez le pire des êtres humains. On essaie d’expliquer, pas d’excuser.

En revanche, il y a tout un domaine de délits et de crimes que je ne pourrai pas défendre : tout ce qui est sexuel comme la pédophilie et les viols. Je n’y arriverai pas, précisément parce que ça heurte trop ma morale. Je préfère laisser ces affaires à des avocats plus à l’aise avec ça. On a tous nos zones de confort et d’inconfort. Aujourd’hui, en matière de droit de la presse, je ne pourrai pas non plus défendre un nazi, un raciste ou un antisémite, sauf s’il fait amende honorable.

Au lycée, dans le cadre du cours, on doit écrire une plaidoirie et défendre un journaliste ou quelqu’un qui se bat pour la liberté d’expression. Quels conseils nous donneriez-vous pour rédiger ces plaidoiries ?

Le travail de l’avocat, c’est de convaincre et de gagner. Peu importe que ce soit bien écrit, il faut simplement que ça sonne juste, que vous trouviez les bons mots, qu’ils vous portent et aient l’impact psychologique que vous recherchez. On n’écrit pas pour se faire plaisir, on le fait pour l’autre : c’est une générosité calculée. Pour moi qui suis un besogneux, écrire mes plaidoiries me demande un gros travail de préparation. Je réfléchis à chaque mot pour toucher les personnes que je cherche à persuader, pour produire l’effet que je recherche.

Au procès des attentats de janvier 2015, vous défendez le titre Charlie Hebdo. Qu’allez-vous mettre dans votre plaidoirie ?

C’est probablement la plaidoirie la plus compliquée que j’aurai à prononcer de ma vie parce que je n’ai pas la distance que j’ai habituellement. Là, ce sont des amis depuis toujours et c’est très étrange d’être à la fois avocat, témoin et partie prenante. Ce qui est encore plus compliqué, c’est que je n’ai rien à demander à cette juridiction. Les assassins sont morts et le sort des 12 personnes qui sont jugées m’indiffèrent en grande partie. Mon enjeu est de faire vivre la liberté d’expression et ce pourquoi ces personnes sont mortes, de dire ce que représente ce journal et ce qu’on a essayé de tuer en assassinant ses dessinateurs et ses intellectuels.

Ce n’est pas vraiment une plaidoirie, mais plutôt une tribune. Je ne défends personne, je vais donc défendre une idée : la liberté.

Rencontre avec Maître Malka, 6 octobre 2020.

Pourquoi avoir accepté de défendre Mila ?

Parce qu’elle n’a absolument rien fait de mal. Sur sa chaîne YouTube, elle discutait avec ses abonnés de choses et d’autres, et notamment de préférences amoureuses. Une de ses abonnées qui est lesbienne, comme elle, affirmait ne pas être attirée par les filles « rebeus ». Mila lui a répondu : « pareil pour moi, pas mon style ». L’un des internautes qui se dit musulman se met à la draguer très lourdement sur son homosexualité. Mila le rejette. Elle est alors accusée d’être raciste et reçoit des insultes lesbophobes et misogynes, ce qui est un délit.

Le sujet se détourne ensuite sur la religion. Mila dit « rejeter toutes les religions » et n’être « pas du tout raciste, puisqu’on ne peut pas être raciste envers une religion ». Et elle a totalement raison : la religion est une idée, une croyance comme une autre, qu’on peut remettre en cause. En revanche, on peut être raciste envers des personnes en raison de leur religion. C’est une nuance qui change tout.

Sauf que les insultes ont continué de pleuvoir. Le lendemain, elle poste une story où elle critique l’Islam et déclare : « je déteste la religion (…) Le Coran, il n’y a que de la haine là-dedans, votre religion, c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul. Merci, aurevoir ! ». Son langage peut heurter, mais elle fait usage de sa liberté de conscience et d’expression, et elle ne commet surtout aucun délit. Elle a le droit de penser que les religions c’est de la merde. Elle ne dit pas « les musulmans sont des merdes ! ». Elle n’incite pas à la haine de croyants. Pourtant, elle va subir un déferlement de menaces de mort. Elle vit désormais cachée, loin de tout, et a dû changer de lycée. Sa vie est un enfer : il n’y a pas une journée où elle ne reçoit pas des messages lui promettant d’être étranglée, décapitée et violée. Mila a votre âge et elle n’est coupable de rien ! En France, on s’est battu pour se débarrasser du respect envers Dieu. On peut blasphémer autant qu’on veut, cela n’a rien d’illégal.

Et je tenais à vous rappeler que deux personnes ont été très lourdement condamnées à des peines de prison pour avoir posté ces menaces de mort. Et tous ceux qui l’ont fait vont être poursuivis. Ce n’est pas parce qu’on est sur Internet, qu’on a le droit de tout dire.

Donc Mila peut insulter l’Islam, mais le rappeur Freeze Corleone n’a pas le droit de chanter ses textes librement ?

Je n’ai pas suivi cette affaire personnellement. Mais si j’ai bien compris, il chante « Je suis déterminé comme Hitler dans les années 1930 », « Rien à foutre de la Shoah », « j’ai les techniques de propagande de Goebbels », « je veux que nos enfants vivent comme des rentiers juifs » …

Déjà les mots ont un sens et des conséquences : avant la violence et les génocides, il y a toujours les mots. D’abord on chante, ensuite on tue ?

Ensuite, dès qu’on réduit « les Juifs » ou « les Noirs » ou « les Arabes » à un groupe qui serait homogène, il y a un problème. On n’est ni comme ci, ni comme ça parce qu’on est noir ou homosexuel.

Ensuite, en faisant la promotion dans un même album de Hitler, de Goebbels, des rentiers juifs, son discours commence à être transparent…

Pour autant, je ne sais pas s’il sera condamné ou pas : ça nécessite une fine appréciation de la part des juges. Lui aussi est présumé innocent. Mais ce n’est pas la même chose que Mila qui, elle, ne s’en prend jamais aux personnes, elle s’en prend aux croyances et au religions. En revanche, la Shoah, ce n’est pas une croyance, c’est un fait historique. Freeze Corleone évoque des gens réels et des évènements historiques dramatiques: l’extermination de millions de Juifs d’Europe par les nazis.

Freeze Corleone va-t-il être condamné ?

Est-ce qu’il faut ou non interdire ce type de propos, c’est une vraie question. Ça fait 30 ans que je suis dans ce domaine, et je n’en sais toujours rien. Aux États-Unis, on peut tout exprimer : vous pouvez défiler avec des croix gammées dans la rue, revendiquer votre antisémitisme et crier haut et fort que vous êtes raciste. Là-bas, les textes de Freeze Corleone ne seraient pas poursuivis parce qu’on considère que la liberté d’expression est au-dessus de tout. Mais les Américains n’ont pas connu la Shoah sur leur territoire.

En France, culturellement, c’est impossible d’accepter des discours ouvertement racistes et antisémites parce que l’Holocauste est lié à son histoire. A l’origine, la loi Gayssot, la première loi mémorielle française, qui pénalise tout acte ou propos raciste, antisémite ou xénophobe et qui condamne le négationnisme n’était pas faite pour durer. Elle a été votée parce qu’en France, il y avait des survivants des camps d’extermination et c’était insupportable pour elles d’être exposées à des discours du type « les camps n’ont jamais existé ». Le problème, c’est qu’une fois qu’une loi est votée, c’est difficile de revenir en arrière. Je ne vois pas qui prendrait la responsabilité d’annuler une telle loi.

Personnellement, je suis très réservé sur ces lois mémorielles. C’est aux historiens de parler d’histoire, pas à la loi. D’ailleurs Simone Veil, elle-même, y était opposée.

Oui, mais il y a des caricatures qui sont offensantes !

C’est dans la nature même de la caricature d’offenser et de faire réagir. Et ce qui m’inquiète dans vos générations, et qui n’existait pas à mon époque, c’est la cancel culture, c’est l’idée qu’il ne faut être offensé par rien. On se regroupe en communautés, religieuse, ethnique ou sexuelle, on reste entre soi, et on refuse de se confronter aux idées de l’autre. C’est extrêmement réducteur. La beauté de la vie, c’est l’autre, c’est la diversité. Je ne suis pas que blanc, que croyant ou de telle sexualité. Ce n’est pas ça l’identité : d’abord je suis intelligent ou pas, j’ai de l’humour ou pas. On a mille choses en soi.

Avec la cancel culture, les femmes devraient rester entre femmes, les hommes entre hommes, les blancs entre blancs, etc. Notre identité est multiple et elle évolue au cours de la vie.

Oui, mais parfois, il y a des femmes qui préfèrent rester entre femmes parce qu’elles sont mal à l’aise à côté des hommes. Et certains hommes préfèrent rester entre eux par respect envers la femme….

Le respect, c’est de parler à l’autre comme à soi-même, qu’on soit un homme, une femme, et quelles que soient sa couleur de peau ou sa religion. Quand je regarde votre professeure, c’est une femme ok, mais je ne vois pas ça au premier abord. Je cherche déjà à savoir si elle est sympathique. Je ne vais pas faire de différence parce que c’est une femme. Se dire qu’il faut rester entre soi pour être respectueux, c’est induire qu’on ne serait pas respectueux de l’autre parce qu’il est différent.

Chez les musulmans, la mixité n’est pas permise…

Pas chez tous les musulmans. Il ne faut pas faire de généralité. Des musulmans, j’en connais de mille croyances et de natures différentes. La non-mixité signifie que l’on fait une différence entre les hommes et les femmes. Il n’y a, par exemple, rien dans le Coran qui impose à la femme de se voiler. Le voile a été inventé par les hommes, peut-être parce qu’ils se méfient d’eux-mêmes et que les femmes peuvent avoir à les craindre.

La non-mixité existe aussi chez les Juifs orthodoxes et je les combats de la même manière, pacifiquement, car c’est aller contre la diversité, c’est réduire un être humain à son genre.

La laïcité est le fruit de l’universalisme : elle investit sur tout ce qui nous rassemble, pas sur ce qui nous différencie. Dans la vie collective et publique, on est tous égaux, quels que soient notre sexe, notre orientation sexuelle, notre couleur de peau, notre religion. Il y a plus de 6 000 divinités dans le monde auxquelles les êtres humains croient. S’il faut respecter tous les dogmes de toutes ces religions, on n’est pas sortis de l’auberge ! La laïcité permet à chacun de croire en la divinité de son choix, de respecter les dogmes de son choix dans la sphère privée. Si vous ne voulez pas de mixité chez vous, c’est votre droit. Je n’ai pas à vous dire comment vous devez vivre. En revanche, dans la sphère publique, on a tous les mêmes devoirs et les mêmes droits, c’est cela l’adhésion aux valeurs républicaines.