SUR LE BANC : la caricature à la barre !

En 2022, Louis et Laurine, deux étudiants de la faculté de droit de l’université Lyon III, et Dessinez Créez Liberté prenaient un café pour discuter d’un projet commun : un festival étudiant de droit où le sujet principal serait… la caricature !

Ayant reçu l’an passé Riss pour une conférence, ces deux loustics ont cherché un moyen de prolonger les discussions autour du dessin de presse et de la caricature en pensant un projet festif et atypique dans l’enceinte de leur université. Après quelques discussions le concept de l’événement se dessine : mettre la caricature et le dessin de presse sur le banc des accusés et monter un faux procès, façon « Flagrants Délires. »

« Sur le banc : la caricature à la barre », c’est des mois de boulot, des dizaines d’étudiants du Collège de Droit, du Master de Profession Judiciaire et étudiants extérieurs mobilisés avec le soutien de l’établissement. L’idée du festival est assez simple : aborder des enjeux de droit par le biais du dessin de presse et parler de dessin de presse en évoquant ses relations à des questions juridiques lorsque celui-ci fait réagir. Les étudiants en droit de Lyon III Jean Moulin ont eu carte blanche et un indéfectible soutien de la part de la direction, notamment de la directrice du Collège de Droit Mme Chrystelle Gazeau et de son Doyen Olivier Gout. Comment donc faire la défense de la caricature et expliquer le dessin de presse ? En les mettant en position de faiblesse, c’est-à-dire sur le banc des accusés. Coupables donc ! Coupables d’être des images incomprises.

© Emmanuel Prost

Dans les premières discussions qui firent naître le projet, le désir des deux étudiants de Lyon III était de faire comprendre à leurs camarades que bien souvent, lorsqu’on entend parler de dessin c’est dans le cas d’une polémique, et que trop souvent la polémique a éclaté car les gens ont mal compris le dessin en question. Observation que l’on partage à DCL. Le dessin, parfois, ne se laisse pas comprendre si facilement que ça et c’est pourquoi il faut prendre le temps de le décrypter pour en saisir les enjeux. En somme, comment donner la possibilité à ceux qui ne pratiquent et ne consomment pas nécessairement ce type de dessin d’obtenir les codes pour les comprendre ? En prenant le temps : le temps d’expliquer, le temps de s’exprimer, le temps d’analyser. Et quoi de mieux que le temps d’un procès donc pour se forcer à comprendre comment les dessins de presse et la caricature fonctionnent ? Sur le banc donc, ils étaient là, à Lyon, dessins et caricature, accusés, mis en cause et présumés coupables. Mais ils étaient aussi là pour être regardés, être défendus, être analysés et peut-être être mieux compris. 

UN FAUX PROCÈS DE VRAIS DESSINS

Deux dessins ont été sélectionnés en amont pour incarner le principe même de la caricature : un dessin de Riss sur le petit Aylan publié le 13 janvier 2016 et un dessin de Coco en une de Charlie Hebdo mettant en scène le 13 mars 2019 Jésus sur sa croix, un phallus sur le front. Les deux dessins ont été choisis car les étudiants ont pensé qu’il y avait des motifs de condamnation crédibles pour mettre en scène le faux procès d’une part, et aussi car ces deux dessins soulevaient différents enjeux liés à la satire d’autre part. De quoi donc alimenter les discussions et les débats pendant le faux procès !

Parlons de ce faux procès qui avaient toutes les coutures d’un vrai. L’ambiance jonglait entre un sérieux pesant et une forme légèreté portée par le brio des jeunes étudiants de droit qui ne se refusèrent guère à rire un coup. C’était un procès, certes, mais un procès avec du dessin de presse et de la caricature, c’est finalement normal donc si l’on a pu entendre des grands esclaffements dans le public et chez les différentes parties au procès. Une cour était spécialement composée d’étudiants de Master Profession Judiciaire qui ont réussi à orchestrer un vrai faux procès sur ces deux jours de janvier 2023. Les dessins accusés avec leurs accusateurs : Maître Frédéric Doyez, avocat au barreau de Lyon, accompagné d’un étudiant, Maître Samuel. Le duo avait pour objectif de trouver les biais par lesquels faire condamner les dessins. Ils étaient opposés à une autre paire d’avocats. Pour la défense, nous appelons Maître Sébastien Sertelon, avocat au barreau de Lyon et accompagné du jeune Maître Elliot. Ces deux-là avaient le beau rôle de devoir défendre les deux dessins qui étaient incarnés par deux étudiantes de la faculté, façon femmes-sandwiches. Brillante idée car cela permettait aux dessins de parler : décliner leur nom, expliquer comment ils fonctionnent et ce qu’ils représentent, répondre aux questions de la cour, de l’accusation et de la défense. Brillant ! 

Le lundi soir, le 23 janvier, s’est donc tenue la première audience. Il s’agissait pour un amphithéâtre rempli d’étudiants et d’abonnés du journal d’assister à la présentation des chefs d’accusation des deux dessins, suivie par des questions des deux camps d’avocats. Ont défilé par la suite une série de témoins venus réagir à ces dessins. D’abord, un partie civile un peu catho, joué par un étudiant, présent dans l’objectif de faire couler le dessin de Coco : honte, atteinte au sacré, outrage et blasphème. L’étudiant a su tenir son rôle de coinçouille religieux outré à la vue de Jésus et d’une paire de Saint-Esprit sur le front de ce premier. Puis, les 350 personnes de l’amphithéâtre de Lyon III ont eu l’honneur d’entendre à la barre le vice-bâtonnier du Barreau de Lyon, Maître François Barre (ça ne s’invente pas). L’homme de droit ne s’est pas présenté devant la cour en qualité de son titre, mais en homme adorateur du journal, au fait tout de même des enjeux de droit. Il a eu l’élégance de laisser sa robe d’homme de droit à l’entrée de l’amphi pour laisser s’écouler ses mots les plus honnêtes. 

Lodi et Agathe sont venus représenter Dessinez Créez Liberté. Le premier comme membre de l’association certes, mais aussi comme jeune dessinateur. La deuxième comme créatrice de l’association et comme intervenante experte lors du procès. L’idée était d’insister sur le fait que les dessinateurs et dessinatrices n’inventent rien. L’horreur et ce qui nous choquent ne viennent en rien, dans le cas de ces dessins, des fantasmes des dessinateurs mais plutôt de la réalité. Si Jésus a un « Popaul » sur le front c’est que l’Église doit ouvrir les yeux sur le caractère systémique des affaires de pédophilie au sein de l’institution. Si Aylan est invoqué dans le dessin de Riss par le biais de cette curieuse question, c’est peut-être que le monde entier l’avait oublié alors que l’image de sa mort était connue de tous quelques mois plus tôt. Un dessin, ça s’apprend, ça se lit, ça se comprend. Quand ça tape, c’est très rarement gratuit. Un dessin fait toujours référence à son contexte de publication et subséquemment à l’actualité du moment. 

Passé 19h, la première séance du faux procès s’est terminée. Celui-ci a repris le lendemain soir, dans une salle plus petite, à l’image de l’intimité qui a été cherchée dans les prises de parole de la séance. Intimité ? Celle des dessins. Avant que les deux partis plaident, il a fallu pour la Caricature 1 et la Caricature 2 passer à la barre et déposer. Les deux étudiantes en-sandwichées ont pris le ton du Je pour incarner leur dessin. Elles se sont effacées derrière l’identité de leur dessin, et lorsqu’il fallait répondre aux questions des avocats et de la cour, elles ont pris le soin d’être le plus en adéquation avec le sens de leur dessin d’une part, mais aussi l’intention de l’auteur. C’était un moment de grâce. Emmanuel Prost, dessinateur de presse et de procès, présent, a croqué cette seconde séance de procès. 

© Emmanuel Prost

Ensuite est venu le temps des plaidoiries. Plaider pour condamner et plaider pour défendre. Condamner pour outrage, incitation à la haine et pour blasphème. Défendre la liberté d’expression, l’exercice artistique et la liberté de la presse. Les deux binômes d’avocats se sont succédé, tentant de tirer profit des dernières minutes du procès pour convaincre la cour et convaincre le public. Car c’était au public de trancher. Pour donner une dimension interactive au procès, et pour réellement tester le travail de décryptage et de discussion autour de ces deux dessins, c’était au public de décider si ces dessins, selon les critères susmentionnés, étaient dans l’illégalité. Sueur ! Mais après quelques minutes d’attente dans un silence perturbé par des chuchotements à droite et à gauche, créant ainsi une sorte de tension impossible qu’on retrouverait en procès réel, les deux dessins ont été relaxés par le tribunal populaire ! 

© Emmanuel Prost

Ce qui est toutefois intéressant est qu’ils n’ont pas fait l’unanimité. Après avoir eu accès aux détails des votes, on remarque encore une fois un nombre important de votes condamnant les dessins. Sur une grosse centaine de votant, pour le dessin de Riss, si 74 personnes pensent que le dessin n’outrepasse les limites de la liberté d’expression, 21 estiment qu’il « constitue une atteinte à la dignité de la personne humaine » et 13 qu’il « constitue une incitation à la discrimination et à la haine. » Dans le cas du dessin de Coco, 11 personnes ont affirmé qu’il « constitue un usage abusif de la liberté d’expression » et 4 qu’il « constitue une atteinte à la liberté de religion. » Il reste du boulot ! 

DES TABLES RONDES

Rondes, les tables ! Deux tables-rondes ont été organisées sur les deux jours de festival. La première, le lundi, portait sur les enjeux juridiques de la satire et la caricature, et a permis de poser les termes sur la question de la censure. Agathe et Lodi étaient présents, accompagnés de Rosalie Le Moing, attachée temporaire d’enseignement et de recherche en droit public. L’objectif était de discuter du phénomène de censure et d’auto-censure dans l’activité de la presse et dans le processus artistique. Rosalie Le Moing, au fait des aspects techniques et du verbe juridique, a pu faire état de ce qu’il en était en termes de limites dans le processus artistique mais aussi de l’historique des jurisprudences et en particulier des affaires d’atteinte au religieux. Après un échange de micro à trois, quelques questions furent posées par le public composé d’étudiants en droit et d’abonnés du journal. 

Le lendemain, l’équipe de Charlie Hebdo qui a suivi le procès des attentats du 13 novembre 2015 est allée à la rencontre des jeunes de Lyon III pour aborder la question de la couverture médiatique des procès. Benoit Springer, Emmanuel Prost et Corentin Rouge du côté dessin, et puis Xavier Thomann pour les articles (Lorraine Redaud n’a pas pu être présente). Un ouvrage compilant leurs chroniques et dessins a été publié aux éditions Les Échappés. Ce procès titanesque, qui a duré des mois, a été entièrement suivi par cette équipe qui, par le dessin et par l’écrit a tenté de rendre compte de ce qui se passait dans les milieux clos d’un tribunal. Pendant 2 heures, il s’agissait de revenir sur les méthodes, les expériences personnelles avoisinant l’usure mais aussi les épisodes aux allures anecdotiques rythmant les mois éreintant de suivi du V13. Les jeunes étudiants ont tous et toutes écouté avec attention les mots de l’équipe, riant quand il fallait rire, muets quand il s’agissait d’écouter l’horreur. C’était aussi l’occasion pour ceux qui un jour peut-être seront acteur des procès de découvrir le travail d’autres acteurs du monde du droit. 

ET DES ATELIERS AU BISTROT

Note pour les futurs visiteurs de la ville de Lyon : à l’Authentique, petit bistrot près de la fac Jean Moulin, on mange pas trop mal ! Les jeunes du collège de droit ont réussi à dégoter l’accès au restaurant les deux matinées pour proposer des ateliers plus intimistes encadrés par DCL. Le lundi matin, c’était un atelier de pratique. Pour lancer le festival rien de mieux que de demander au public de mettre la main à la patte. Une quinzaine de participant le lundi matin ont ouvert le bal. Après avoir montré une petite série de dessins, Tuti, jeune dessinateur lyonnais et Lodi ont encadré l’atelier en prenant le soin de guider chacun des participants dans l’exercice de leur libre expression. Des dessins sur les retraites, sur l’augmentation des prix de l’essence, sur les femmes persécutées en Afghanistan, le réchauffement climatique, et sur la révolte en Iran. L’étudiante qui a réalisé le dessin à propos de l’Iran ne l’a pas fait par hasard : arrivée en France il y a plus d’un an pour les études, elle regarde avec attention les révoltes en cours à la suite du meurtre de Mahsa Amini en septembre 2022 par le régime. Elle a donc souhaité traiter ce sujet en dessin afin de critiquer le régime en place. Une fois son travail terminé, au moment du dernier passage, on lui a rappelé qu’il fallait faire une dernière chose, sans doute la plus importante : signer. Elle signe et commence à avoir comme une bouffée de chaleur. On lui a demandé si ça allait et elle nous répond : « Oui, ça va, je me sens libre ! » Et a continué en précisant qu’elle n’avait jamais ni en dessin ni autrement, osé défier le régime des Mollahs. Le mardi matin, un atelier de décryptage de dessin où il s’agissait pour les valeureux lève-tôt de découvrir les codes et la grammaire du dessin satirique a été encadré par Mathieu. Les vieux briscards abonnés au journal ont pu redécouvrir certains dessins quand pour les plus jeunes se fut une découverte totale.

Réalisé pendant l’atelier d’initiation au dessin de presse – © Anahita

Deux jours où l’association en a pris plein les mirettes. Autant par l’immensité du travail du collège de droit que par l’intérêt qu’on pu avoir des étudiants qui n’étaient pas nécessairement familiers avec le dessin de presse. Ils ont osé s’attaquer à des sujets et à des objets qui en auraient fait fuir plus d’un, avec sérieux et rigueur. Ils étaient rincés et fiers le mardi soir, portant fièrement les auréoles de la sueur de leur t-shirt à cause du travail abattu, et portant avec rire et avec joie dans la main un Charlie ou un dessin !

Retrouvez des clips vidéos des deux jours ici et des articles des petits jeunes du Jean Moulin Post sur leur site .