« Beuark ! C’est quoi l’écologie ? »

Rencontre avec Fabrice Nicolino, journaliste à Charlie Hebdo. Un coriace, une grande gueule éclairée, un fin limier qui annonce la catastrophe écologique depuis 40 ans.

Les 70’s marquent l’éveil de la conscience écologique. Te souviens-tu de cette époque où souffle un vent contestataire et libertaire?

En mai 68, j’avais douze ans et je vivais dans le sous-prolétariat de ce qu’on appelle aujourd’hui le 9-3. La secousse a été telle que des milliers de vies ont été percutées, dont la mienne. Moi, j’en ai tenu très vite pour la révolution sociale, qui me tint debout et vaillant pendant plus de dix ans. Mais l’écologie était là. En juillet 1971, je me revois feuilleter dans une ferme berrichonne qui servait de communauté baba l’incroyable numéro de Charlie où Reiser croquait Fournier et appelait à la première manif antinucléaire de notre histoire, au Bugey, dans l’Ain. Et puis il y eut, en octobre 1971 – j’avais juste 16 ans –, un numéro dingue du journal Actuel. Le titre de une était «  Beuark ! C’est quoi l’écologie ? ». C’est la première fois que je voyais le mot écrit. J’en profite pour demander à Sylvie Bourstin, qui me l’a piqué peu après, de me le rendre. Et j’ai participé peu après à la première manif à vélo, contre la bagnole, sur les quais de Seine. J’étais venu en tandem de la banlieue, avec mon pote Paulo, et sur place, j’ai mis à l’eau avec Kamel un petit canot pneumatique qui a bien failli nous noyer. Sans compter les flics, qui avaient encore des bidules, nom donné à de longues matraques.

Moi, je voyais bien que ça déconnait. Dès les années 70, je reliais le combat pour la révolution et celui pour la nature. Je voyais cela comme une course de vitesse. Et cette vitesse s’est accélérée, non ? Mais je donnais la priorité à l’affrontement. Je pensais que seule une révolution empêcherait la destruction. De ce point de vue, je n’ai pas changé d’avis. Cela dit, pas la peine de se grandir non plus. Je, et je crois qu’on peut dire nous, je ne voyais pas que tout était connecté, planétaire. Je croyais encore aux combats locaux. Et j’en ai mené plein, du Larzac à Plogoff. J’étais bien trop optimiste, comme la suite l’a montré.

Quelles sont les grandes figures écologistes qui tont marqué?

Je peux citer, pour les avoir lus vraiment en temps réel Michel Bosquet/André Gorz, Ivan Illich, le vieux Dumont, dont l’un des livres s’appelait L’Utopie ou la mort. J’ai relu il y a peu un opuscule du temps de sa campagne présidentielle de 1974. C’est rempli de sottises, mais c’est aussi cent fois plus vrai, juste, évident que les grossières conneries des Mitterrand, Marchais, Giscard, Chirac de la même époque. Il avait raison et ces crétins avaient tort.

Côté lecture, tu étais plutôt Pif Gadget ou Pilote ?

Je lisais Charlie, pour sûr, qui a joué un rôle très direct dans ma manière de voir le monde. Quand Hara-Kiri a été interdit, après la mort en fanfare de De Gaulle, j’ai été indigné. Par le journal. Mon vieux, communiste, vénérait le général, et la façon dont Hara-Kiri avait traité sa disparition était pour moi scandaleux. Si ! Et pourtant, j’ai lu Charlie dès son premier numéro, malgré un strip de Reiser d’une étonnante vigueur. Un typhon venait de tuer des centaines de milliers de personnes au Bangladesh et Reiser avait dessiné une survivante, dérivant sur un toit de paille au milieu des inondations. Épuisée. Un mec dérivait aussi, accroché à un bout de bois, réussissait à monter rejoindre la rescapée et la violait. Bon. Et il y avait Fournier l’intraitable, et ces pages noires dans le journal, qu’il écrivait parfois à la main. Mais on le sait, Cavanna et lui se sont engueulés.

Espace critique et réflexif sur la société, la presse satirique se positionne toujours comme un contre-pouvoir. À l’époque, qu’a-t-elle apporté à l’engagement écologique?

Si on gueulait comme des putois « presse bourgeoise, presse pourrie », ce n’est pas pour rien. Avant 68, la télé était aux mains de gens comme Alain Peyrefitte, ministre de l’information s’il vous plaît, du genre à tailler des pipes à De Gaulle si cela avait été possible. Il puait l’ennui mortel, mais tenait le pouvoir. Les journaux étaient globalement des tas de merde. Marcel Dassault, l’homme de l’industrie de guerre, était le proprio de Jours de France, où il tenait une rubrique infernale, « Le café du Commerce ». L’Aurore était un journal d’une droite dure qui avait soutenu l’Algérie française. Le Parisien libéré avait une ligne ouvertement raciste, Le Figaro soutenait la bande de branlotins appelés Pompidou et Messmer. Et tous soutenaient l’agrandissement du Larzac, et le programme nucléaire naissant. À part cela, il y avait L’Humanité, torchon stalinien d’un autre genre, lui aussi d’accord avec le nucléaire. Le Monde était, jusqu’en 1971, avant l’arrivée de journalistes porteurs de l’esprit de mai, une vieille dame compassée avec un parapluie bien enfoncé dans le cul. La une était inénarrable, qui commençait dans la colonne de gauche par un billet de l’étranger au style tout empesé, façon Quai d’Orsay. J’ai commencé à le lire à 14 ans, quand il coûtait 30 centimes. De franc. Qu’est-ce qu’on se faisait chier !

Charlie a vraiment été l’école de ma liberté. Par une sorte de petit miracle, chacun apportait sa précieuse pierre à l’édifice. Cabu évidemment, Reiser, Wolin, Gébé, Cavanna, mais aussi Delfeil de Ton, qui devint con, et même Choron. Je dois dire que je les aimais tous. Ce Charlie des premières années mettait des mots drôles, inventifs, sur ma révolte incandescente. Il n’y avait aucune raison de respecter les pouvoirs en place, et il n’y en a toujours aucune. Je voudrais insister sur le fait qu’il n’y avait pas eu que Fournier. Cabu était déjà écologiste, antinucléaire, antimilitariste, et le montrait. Gébé m’a plus d’une fois cloué sur place avec cette interminable série de l’An 01 : « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste ». Reiser militait à sa manière pour les énergies éolienne et solaire, avec des crobards irrésistibles. Cavanna tonnait contre toutes les conneries du monde, défendait les animaux au moment où nul n’en parlait jamais. C’était la fête au village. Attention, je n’étais pas d’accord sur tout, de loin ! Mais c’était beau. Je rapproche cette aventure de celle du Café de la gare de Romain Bouteille, à la même époque. Grâce à un alignement de planètes que je cherche en vain aujourd’hui, ces deux structures, Charlie et le Café de la gare, ont donné naissance à deux générations bénies. Encore un effet heureux de la liberté.

La presse satirique, c’est l’irrévérence, la critique acerbe, le ton de l’invective. Est-ce à dire que sur le terrain de l’écologie, il faut être caricatural pour être entendu ou que l’information écologique est subversive par nature ?

Moi, j’ai toujours essayé de ne pas être caricatural. J’ai constamment souhaité rendre compte des autres points de vue sans jamais cacher le mien, ce qui aurait été difficile. Quand j’étais jeune, les journalistes distingués s’empaillaient autour d’un mot ridicule, celui d’objectivité. Il fallait être objectif, c’est-à-dire faire croire qu’on n’existait pas. C’est d’une fadaise totale. Moi, je crois profondément à l’honnêteté. Et à l’acceptation qu’il y a un autre point de vue. Dans mon cas, ça peut paraître un peu limite, mais encore une fois, je fais gaffe. Et j’estime que les lecteurs ont des droits sur nous. Ils nous lisent, on cherche évidemment quelque chose en écrivant pour eux, il est donc normal qu’eux-mêmes s’expriment.

Dans le domaine de l’écologie, je crois qu’il n’y a pas moyen de ne pas rentrer dans la gueule du système. Et je le fais gaiement, car les enjeux sont sans précédent dans l’aventure humaine commencée il y a deux millions d’années avec Homo Habilis. Les journaleux qui accordent cinq minutes à Hitler et cinq minutes aux Juifs m’insupportent. Il n’y a plus qu’une voie encore ouverte : unir qui le veut autour d’un programme de réduction drastique, avec effet immédiat, des émissions de gaz à effet de serre. En fait, il n’y a plus qu’une affaire, celle-là, car elle conditionne la totalité des projets politiques, quels qu’ils soient.

©  Lubin

Pour revenir à nos moutons (ceux d’avant Dolly…), dans les 70’s,  de nombreuses publications et journaux écolo apparaissent : la revue Vivre… et Survivre, La Gueule ouverte, donc, sortie de la cuisse de Charlie, et un petit nouveau, Sauvage, émanant du Nouvel Obs. La critique de la société industrielle devient un truisme[1], presque un « marronnier » journalistique…

Le Sauvage ? En effet, c’était une publication de l’Obs, lancée par Alain Hervé et Brice Lalonde. J’ai conservé de l’estime pour Hervé jusqu’à sa mort, mais Lalonde ! Passons. Ils voulaient peinturlurer et ils ont peinturluré. Fallait pas toucher à la pub. Les autres étaient marginaux, ce qui était fatal. La Gueule ouverte, je l’ai lue, bien sûr, mais sans grande conviction. Il y aurait à dire. Tout n’était pas bon, de loin. Et je trouvais un peu concon cette incapacité à vouloir le grand changement. L’éclosion de ce premier mouvement écologiste reposait sur un immense malentendu. Qui consistait à croire que la bonne volonté était plus puissante que les structures. Que « si tous les gars du monde voulaient bien se donner la main », ce serait vachement bien. Et c’était vachement con. Peu avaient accepté de brûler leurs vaisseaux et d’affronter la Bête avec les armes adéquates. Par exemple en mettant en cause la prolifération des objets matériels, vrai moteur de la crise climatique. Et comme cette critique n’a pour ainsi dire pas existé, il n’a pas été question plus tard de mettre en question le téléphone portable ou Internet. Et pourtant ! Nous avons bel et bien perdu quarante ans et plus, à se branlotter. Sans succès, en plus.

Enfin, et ça, c’est une règle sociologique établie, les structures nées dans ces années-là ont vieilli. Mal vieilli en s’institutionnalisant. J’ai consacré un livre, en 2011 à cette grosse foirade, sous le titre Qui a tué l’écologie[2], qui visait explicitement France Nature Environnement, la Fondation Hulot, le WWF et Greenpeace. Et ne parlons pas de ce funeste parti appelé Europe-Écologie !

Aujourd’hui, chaque rédaction a son service « écologie-environnement ». Pourquoi écrire à Charlie plutôt qu’au Figaro? Pour la forme? Le modèle économique? Le ton? Quoffre la presse satirique de plus à un journaliste de ta trempe?

Mais enfin! Le Figaro soutient ce monde et demande d’accélérer en direction du vide qui nous menace. Il y aurait plus d’un livre à faire sur la façon dont la presse française n’a pas rendu compte de la crise du vivant quand il était assez facile d’y remédier. Ces gens, tous ces gens de droite ou de gauche sont de très sales cons, mais ne paient jamais le prix de leur aveuglement. Faut-il reparler de ce faussaire de Claude Allègre, qui tenait chronique chaque semaine dans Le Point puis l’Express ? Ami de trente ans de Jospin, il est devenu son ministre de l’Éducation en 1997, alors qu’il mentait comme un arracheur de dents sur la question la plus importante de toutes. Et tous, d’Inter à RTL, du Figaro au Monde, de TF1 à Canal + l’ont laissé désinformer massivement pendant des années. Merdocul !

Charlie, depuis que j’y suis entré en 2009, me laisse libre. Ça compte. Beaucoup. Que tous les autres aillent se faire foutre.

Depuis des décennies, tu nous alertes de la catastrophe écologique en cours, tu nous décris les mille et une manières dont on empoisonne le vivant. Alors : refoulé, déni, bêtise ou suicide collectif ? Comment expliques-tu, malgré tes enquêtes aussi riches que véridiques, aussi pointues qu’abordables, que rien ne bouge?

Je n’ai jamais eu la prétention de changer le cours de l’histoire. J’ai fait mon job. J’écris sur la crise climatique, bien seul pendant tant d’années, depuis plus de trente ans. C’est comme ça. Tu emploies le mot de déni, qui n’explique pas tout, de loin, mais qui a son importance. Le déni est une arme psychique très importante. Qu’on pense au déni de grossesse ! Dans l’histoire humaine, cela a été d’une grande aide dans les périodes de crise, de guerre, de famine, d’épidémie, de massacre. Pour avancer quand même, il fallait faire jouer un déni alors salvateur. Mais ce truc si utile s’est retourné contre nous. La situation est si grave qu’on préfère ne pas (trop) y penser, même si cela devient presque impossible. Ce qui ne change pas, en tout cas, c’est l’impossibilité apparente de toute politique de vraie rupture. Qui passe, j’y reviens, par une mise en cause radicale des objets et de leur consommation délirante.

Donc, on va tous crever la gueule ouverte?

C’est déjà le cas pour des millions d’oiseaux, des milliards de milliards d’insectes, l’éléphant comme le lion ne seront bientôt plus là, sans compter le tigre ou le panda. C’est déjà le cas au Pakistan ou en Inde, frappés par des chaleurs de 50 degrés, ou en Éthiopie, où il n’a pas plu depuis 18 mois, en partie au moins parce qu’on se gave de tous ces merveilleux produits qui nous feront crever nous-mêmes.

Je vais te dire : on ne va pas crever. Ce sera pire. Car ce qui se profile, c’est une dislocation des sociétés humaines. On a déjà payé pour savoir où le malheur mène. Voici venue l’heure des monstres

PS : J’aime profondément la vie, et je me marre plus souvent qu’à mon tour. « La vida es bella ya verás, como a pesar de los pesares, tendrás amigos, tendrás amor » écrit le poète espagnol José Agustín Goytisolo. « La vie est belle, tu verras, en dépit de tous les chagrins, tu auras des amis, tu rencontreras l’amour».

Propos recueillis par Agathe André dans le cadre du Festival Marge ou Crève !

Pour aller plus loin : lire le dossier spécial Bouillon chimique et bains de mer évoqué à la fin de la table ronde par Fabrice Nicolino et publié dans l’édition papier de Charlie Hebdo du mercredi 29 juin.
A retrouver en ligne ici : https://charliehebdo.fr/la-plage-cest-trop-genial/


[1] À lire : Le Feu Vert, Autocritique du mouvement écologique, Bernard Charbonneau, Édition L’Échappée.

[2] À lire : Qui a tué l’écologie ? Fabrice Nicolino, Édition Les Liens qui Libèrent.

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