De l’importance de vérifier ses hypothèses pour ne pas dire n’importe quoi !
Dans un billet publié le 9 novembre sur le site du Café pédagogique, Françoise Lorcerie, directrice de recherche au CNRS, affirme : « Il va bien falloir s’interroger sur l’enseignement de la liberté d’expression. Samuel Paty est mort pour avoir fait un cours sur la liberté d’expression, un cours qui a fait jaser les élèves après la classe. (…) Pour son cours, le professeur avait choisi de s’appuyer sur une fiche publiée par l’association Dessinez Créez Liberté (DCL) ». S’en suit une longue liste de récriminations contre ladite fiche, « discutable », qui « flirte ainsi avec l’amalgame », et n’est « pas très adaptée à l’enseignement de la liberté d’expression », etc. On laissera chacun en juger directement en allant sur le site de l’association : https://dessinezcreezliberte.com/fiches-decryptage/.
Quelques semaines plus tard, dans le numéro de Philosophie magazine de décembre 2020 (n°145), c’est cette fois un professeur au collège de France, François Héran, qui reprenait l’argument : « On sait depuis peu (par le billet de Françoise Lorcerie publié le 9 novembre sur le site du Café pédagogique) que Samuel Paty avait utilisé pour son cours une fiche « Religion et caricature de Mahomet » de DCL (Dessinez Créez Liberté), une association qui entend initier les élèves à la caricature (…) Tel est donc le résultat des attentats : sacraliser la liberté de désacraliser, exprimer librement… la liberté d’expression – mais pas en soi : sur le dos de l’islam. Le « droit au blasphème » vire ainsi au devoir de blasphémer. ». Le reproche fait à notre association, c’est le même que celui fait à Charlie Hebdo depuis des années et dont Charb s’était superbement moqué dans une couverture géniale qui mériterait également une fiche pédagogique : on nous accuse de mettre de l’huile sur le feu !
Ou pour le dire autrement : sans fiche et sans professeur, il n’y aurait pas eu d’attentat ! S’il n’était pas éculé, un brin rance, l’argument pourrait donner à réfléchir. Mais en la matière, tout a déjà été dit, ressassé. Déjà, il y a dix ans, Charb, mettait le doigt sur les limites du raisonnement : “C’est reprocher à une femme qui vient de se faire violer de s’être fait violer parce qu’elle était en minijupe. Nous on est provocateurs, on est en minijupe, mais qui est coupable, c’est la personne en minijupe ou c’est le violeur ?”[1].
Françoise Lorcerie et François Héran ne supportent pas l’huile. Soit ! C’est leur liberté et on ne peut le leur reprocher. En revanche, dire n’importe quoi sans faire le minimum de vérification, accuser notre association en partant d’hypothèses farfelues, voilà ce qu’on ne peut accepter. Qui plus est de la part de représentants du CNRS et du Collège de France, institutions pour lesquelles on était habitué à un peu plus d’esprit scientifique.
Quelle est leur faute ? Rappelons ici le point de départ de leur raisonnement : Samuel Paty a utilisé une fiche DCL pour un cours sur la liberté d’expression, un cours qui « a fait jaser » et a eu les conséquences terribles qu’on connaît. Si cela était vrai, cela justifierait-il pour autant l’attentant ? Evidemment ça se discute, on en revient à la question de l’huile et du feu. Mais il y a pire.
C’est que ladite fiche n’a été produite qu’après l’assassinat du jeune professeur ! Qu’après ! Pas avant ! Il n’a donc évidemment pas pu l’utiliser pour son cours … De fait, c’est même ce terrible attentat qui a conduit l’association Dessinez Créez Liberté à imaginer cette fiche. Le but à l’époque : donner aux professeurs qui le souhaitaient un outil pédagogique pour répondre aux questions des élèves qui les interrogeraient.
Est-ce une bourde involontaire ou de la malveillance de leur part de Madame Lorcerie puis de Monsieur Héran ? Quelle que soit l’hypothèse, la faute est grossière. Elle est grave. Elle cherche à nuire, non à progresser.
D’hypothèse, justement, il est question. En sciences, les chercheurs le savent bien, une hypothèse est une proposition admise soit comme donnée d’un problème, soit pour la démonstration d’un théorème. Pour faire une bonne démonstration, il faut que l’hypothèse soit correcte et que le raisonnement soit juste.
Ici, l’hypothèse vient simplement servir la démonstration partisane des deux éminents professeurs : à force de jeter de l’huile sur le feu, le « droit au blasphème » vire au « devoir de blasphémer ». CQFD. Sauf que leur hypothèse de départ, hélas, était fausse…
Depuis six ans, DCL accompagne des jeunes pour apprendre à lire un dessin. Elle intervient dans de nombreuses classes, souvent dans des quartiers prioritaires. Elle s’appuie essentiellement sur les dessins d’enfants reçus à Charlie Hebdo après les attentats de janvier 2015 et, depuis l’année dernière, sur des dessins de presse ayant trait à des thématiques très diverses. Elle insiste à chaque fois sur l’importance de vérifier ses sources pour interpréter correctement un dessin. A l’issue de chaque intervention, les élèves comprennent sans difficulté le « droit au blasphème ». Mieux, ils sont capables de ne pas prendre tel dessin, telle image, voire telle hypothèse, pour acquis.
Ils sont capables, enfin, de resituer un dessin dans son contexte, ce qui est essentiel pour sa bonne compréhension. A cet égard, on s’étonne que Madame Lorcerie et Monsieur Héran, si prompts à prodiguer leurs conseils méthodologiques pour aborder la liberté d’expression et les caricatures, se soient épuisés à décortiquer la fiche DCL, en oubliant -intentionnellement?- le paragraphe indispensable consacré au contexte de publication du dessin et à l’information à laquelle il faisait référence à l’époque. Aucun dessin de presse n’est gratuit et il fait toujours écho à une actualité.
En l’occurrence, le dessin incriminé est paru le 19 septembre 2012 pour traiter d’une réalité qui secoua le monde à l’époque : l’impact de L’Innocence des musulmans, un navet cinématographique qui mettait en scène des passages de la vie de Mahomet et qui a enflammé le Moyen-Orient (missions diplomatiques américaines et européennes attaquées en Égypte et au Soudan, quatre diplomates assassinés en Libye, dont le consul des États-Unis). En réalisant ce dessin, Coco, comme tout dessinateur de presse, a porté un regard personnel sur cette effroyable actualité. Elle l’explique, d’ailleurs, très bien dans la fiche DCL, ce que les deux chercheurs ont hélas « oublié » de mentionner pour ne garder que les éléments qui servaient leur démonstration.
Du haut de leurs chaires, sans aucune
connaissance pratique des actions de terrain, Françoise Lorcerie et François
Héran laissent entendre que DCL ne parle pas de la liberté d’expression
en soi mais qu’elle le fait « sur le dos de l’islam », dans un esprit
« anti-musulman ». Cela résulte d’une hypothèse erronée et la conclusion, par
voie de conséquence, l’est tout autant, en
plus d’être préjudiciable.
CQFD.
[1] https://www.lepoint.fr/societe/caricatures-de-mahomet-charlie-hebdo-s-explique-19-09-2012-1507888_23.php