IMMIGRATION ET AYLAN KURDI

Agressions Sexuelles & Extrême Droite / Polémique & Traitement Médiatique
© Riss, paru dans Charlie Hebdo, n1225, le 13 janvier 2016

Le dessin est en noir et blanc, chargé en texte et détails graphiques. On voit quatre personnages caricaturés en train de courir. Au 1er plan : deux hommes, avec un nez de cochon, la langue entre les lèvres, les bras et les mains tendus, pourchassent une femme en robe, qui s’enfuit et semble terrorisée. Le regard des hommes est rivé sur ses fesses. En arrière-plan : une autre femme prend, elle aussi, ses jambes à son cou. Tout en haut du dessin, un titre: « Migrants ». Sous ce titre, à gauche, une pastille ronde dans laquelle un personnage est dessiné à plat ventre, gisant la tête dans l’eau et les bras contre le corps.

À droite de la pastille, une question : « Que serait devenu le petit Aylan s’il avait grandi ?». Sous les quatre personnages, une réponse : « Tripoteur de fesses en Allemagne ».

À droite, la signature du dessinateur Riss.

Le dessin a été publié dans Charlie Hebdo le 13 janvier 2016 page 7, parmi d’autres petits dessins réunis dans une colonne titrée « La France, c’est pas c’qu’on dit ».
Ici, comme souvent dans le dessin satirique, le dessinateur croise plusieurs actualités.

– Ce dessin est paru après la soirée de la Saint Sylvestre où, dit-on, à Cologne et dans d’autres villes d’Allemagne, des centaines de femmes ont été agressées par des centaines d’hommes : l’expression « tripoteur de fesses » fait référence à ces agressions.

À la date de parution de l’hebdomadaire, le 13 janvier 2016, 516 plaintes ont été déposées pour vols, violences et agressions sexuelles. Il semble que les agresseurs soient presque exclusivement d’origine étrangère, «arabe ou nord-africaine» selon les dépositions recueillies par les autorités locales au lendemain du Nouvel An. À cette date, parmi les 32 suspects arrêtés, 22 sont demandeurs d’asile, d’où le titre du dessin « Migrants ».

2 – Bien que les enquêtes policières soient loin d’être bouclées, les récupérations politiques ne se font pas attendre et l’extrême droite européenne s’en donne à cœur joie :
– En Allemagne, la politique d’accueil des réfugiés syriens lancée en 2015 par la chancelière Angela Merkel est pointée du doigt et le mouvement PEGIDA (« Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident») se rassemble et va « taper de l’étranger ».

– En France, sans surprise, le Front national de Marine Le Pen (devenu le Rassemblement national en 2018) saute sur l’occasion. Nicolas Bay, alors secrétaire général du FN et eurodéputé, déclare sur Twitter: « qui osera encore nier le lien entre immigration et insécurité ?». Pour Marion Maréchal Le Pen, «ce phéno- mène d’émeutes sexuelles» est le résultat d’un «droit d’asile totalement dévoyé ». Et Florian Philippot, alors vice-président du parti, remet en cause «le multiculturalisme», et le «flux migratoire».

3 – La pastille ronde avec le personnage dessiné de dos et le texte qui y est associé, «le petit Aylan », font directement référence au petit garçon syrien retrouvé mort noyé et échoué sur une plage turque, le 2 septembre 2015. C’est une allusion graphique qui reprend le détail d’un dessin de Riss publié le 9 septembre 2015.

Une mise en abyme grinçante

Riss fait référence à de nombreux sujets a priori sans rapport les uns avec les autres. C’est un dessin complexe, peut-être plus difficile à déchiffrer que d’autres puisqu’il exige, pour être compris :

– d’être informé de l’actualité sociale et politique en Allemagne et en France,

– de se souvenir d’une polémique antérieure liée à un autre dessin de Riss,

– de savoir jongler entre indignation et sarcasme,

– de goûter la transgression et la provocation inhérente à la ligne éditoriale de Charlie Hebdo

– de connaître l’histoire, les combats et les valeurs de l’hebdomadaire satirique.

• Dénoncer la rhétorique de l’extrême droite

En affirmant que «le petit Aylan», syrien de naissance, «s’il avait grandi» serait devenu «tripoteur de fesses en Allemagne », le dessinateur pousse jusqu’au bout la logique de ceux qui laissent entendre que les migrants sont tous des criminels en puissance. En multipliant les raccourcis absurdes, il parodie ceux énoncés par les porte-paroles de l’extrême droite et joue avec leurs discours simplistes pour les ridiculiser. Ici, Riss met simplement en scène ce qu’il dénonce: le racisme et les préjugés sur l’immigration.

• Façonner une situation absurde

Est-ce que tous les migrants sont des tripoteurs de fesses ? Non, évidemment.
Quel est le rapport entre Aylan, mort échoué sur une plage turque en tentant de traverser la Méditerranée, et les agressions du Nouvel An en Allemagne survenues cinq mois plus tard ? Aucun.
Seul le dessin satirique peut associer des éléments apparemment sans rapport et inventer des situations imaginaires pour faire passer un message: «Contrairement à la photo, explique Riss, la caricature ne s’encombre pas du réalisme mais seulement de la réalité. Elle dessine dans un style très libre ce qui fait pourtant partie du monde réel.»Un dessin satirique ne prouve rien : ce n’est pas son rôle. Ici, le dessinateur ne cherche pas à nous faire rire, mais à nous faire réagir, et sur ce point, au vu de la vaste polémique que ce dessin a provoquée, on peut dire qu’il a atteint son but !

• Convoquer une icône du passé

Dans un dessin de presse satirique, rien n’est gratuit: en reprenant le détail d’un dessin qui avait déjà provoqué une violente controverse et des attaques de toutes parts, Riss en remet une couche. Avec cette allusion graphique directe, il invoque le fantôme du «petit Aylan» pour cibler, à grand renfort d’humour noir, notre hypocrisie et nos indignations sélectives.

Nous avons la mémoire courte, pas Riss. Il nous force à regarder les choses en face: à l’époque, le jeune Syrien était devenu le symbole de la tragédie des migrants qui mouraient en tentant de rejoindre l’Europe et il avait fallu attendre la médiatisation de la mort d’un enfant pour songer à leur sort. Cinq mois plus tard, on les traite comme des agresseurs sexuels et des violeurs en puissance ! C’est cet écho qui nous est insupportable.

© RISS
Paru dans Charlie Hebdo, n° 1225, le 13 janvier 2016.