CARICATURER LES CROYANCES
Respect, Liberté d'expression, Religions et Humour
On voit trois hommes. Ils se tiennent face au lecteur. Ils ont tous dans une main un crayon et devant eux une feuille blanche. Le premier, à gauche, porte un grand chapeau noir, une veste et une chemise. Il a des lunettes, une barbichette et des boucles de cheveux qui dépassent de son couvre-chef : on appelle cela des papillotes. Il a l’air pensif et préoccupé. Il repose sa tête sur sa main gauche. Au centre, le deuxième personnage porte un grand turban blanc et une longue chemise ample. Au bout de son menton, une barbe. Son visage traduit une sorte d’effarement. Enfin, le troisième personnage à droite porte quant à lui une calotte sur la tête. Il est vêtu d’une soutane blanche et a au niveau du haut de la poitrine une croix. Il lève son index gauche vers le haut. L’homme au centre dit dans une bulle : « Pas facile : faire un dessin pour se moquer des athées… ». Le troisième complète : « Sans les blesser. »
Le dessin est en noir et blanc. Il y a un cadre. En bas à droite, on remarque la signature du dessinateur Willem.
Ce dessin a été réalisé par le dessinateur Willem et publié dans le journal Libération le 16 février 2006. Le célèbre numéro 712 de Charlie Hebdo, connu pour sa une de Cabu « Mahomet débordé par les intégristes / C’est dur d’être aimé par des cons ! » sortait dans les kiosques le 7 février 2006. Ce dessin dénonce les intégristes religieux qui détournent la religion de l’Islam en l’utilisant comme un prétexte pour justifier la violence. Ce numéro de Charlie et ce dessin de Willem publié une semaine après dans Libé interviennent dans un contexte international particulier.
En juillet 2005, un auteur danois ne trouve aucun dessinateur pour illustrer son livre pour enfant sur la vie du prophète Mohammed (Mahomet). Aucun dessinateur ne veut prendre le risque de dessiner le prophète de l’Islam après la décapitation du cinéaste pamphlétaire Theo Van Gogh qui avait réalisé un court métrage à charge contre la religion. Un journal de centre droit, le Jyllands-Posten fait un appel à dessins avec pour objet « Dessinez Mahomet comme vous le voyez. » Le 30 septembre 2005, 12 dessins sont publiés. Un journal égyptien republie les « Visages de Mahomet » le 17 octobre 2005. Rien ne se passe. Cependant, le 2 décembre, des extrémistes religieux musulmans danois partent au Moyen-Orient avec les dessins et y ajoutent 3 images racistes et xénophobes trouvés sur des sites d’extrême droite américaine. Le Moyen-Orient s’embrase et des vagues de violences déferlent lors de manifestations. Des dizaines de morts sont à compter et les appels au meurtre se multiplient. En France maintenant, début février, France Soir et l’Express publient les dessins danois afin de recontextualiser l’actualité internationale. Le directeur du premier Jacques Lefranc est limogé et on demande à Denis Jeambar directeur du second de remettre sa démission. C’est dans ce contexte que Charlie Hebdo conçoit un numéro spécial pour traiter l’actualité internationale, republie les caricatures danoises et questionne la possibilité de caricaturer le prophète Mohammed. Le dessin de Willem, s’inscrit dans la même dynamique de questionnement de la critique du fait religieux.
Ça veut dire quoi « athée » ?
Dans ce dessin, le personnage du centre évoque les « athées. » Être athée, c’est ne pas croire en l’existence d’Un ou de plusieurs dieux, c’est nier la présence d’une puissance ou d’une entité transcendantale et c’est ne pas avoir de religion. L’athéisme est une croyance. L’athée diffère de l’agnostique qui n’adhère totalement à aucune religion sans avoir de certitude quant à l’existence d’une transcendance. Les trois personnages représentent les trois grandes religions monothéistes. Plus particulièrement, les vêtements indiquent que ce ne sont pas simplement des croyants, mais des représentants des trois religions : rabbin pour le Judaïsme, imam pour l’Islam et pape pour le Catholicisme.
Il ne faut pas faire la confusion entre l’athéisme, qui est une croyance, et la laïcité. Cette dernière est un principe juridique cadrant juridiquement le vivre-ensemble démocratique et permettant à toutes les croyances, dont celle de croire que Dieu n’existe pas comme l’athéisme, de coexister.
Willem interroge le fait de pouvoir considérer les croyances ou les religions comme un sujet de dessin ou de caricature. Dans le contexte international, c’est la question de la représentation du sacré qui est posée, puisque, ce qui est sacré pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres. Pour rappel en France, la croyance, la religion, les dogmes et les symboles sacrés sont considérés comme des idées aux yeux de la loi, au même titre que la politique, et peuvent donc être sujets au débat, à la critique et même à l’humour. Ce que la loi interdit c’est l’appel à la haine contre des personnes. Ici, Willem inverse les rôles que l’on attribue généralement dans le débat public : ce sont des religieux qui s’apprêtent à faire des dessins sur les idées des athées.
Manque d’inspiration divine
Dans ce dessin, le sujet du rire est double. En croquant trois représentants de cultes religieux sceptiques et sans idées pour se moquer des athées, Willem critique d’une part le manque d’humour que l’on pourrait retrouver chez eux et d’autre part l’idée que l’humour serait nécessairement une blessure à l’encontre de celui qui paraît en être le sujet. D’autre part, Willem vante la possibilité et le droit de critiquer les athées, croyance comme une autre. Mais en les représentant séchant et sans idées, Willem critique cette barrière implicite qui consiste à penser qu’on va nécessairement blesser si l’on cherche à rire ou se moquer.
Pourquoi ces trois hommes sèchent-il d’ailleurs ? Le présupposé est que pour rire d’une croyance, il faut obligatoirement s’attaquer à son ou ses dieu(x) et à ce qui est sacré. Or, pour l’athée il n’y a pas de dieu et rien n’est sacré puisque c’est un terme religieux. Est-ce à dire que l’on ne peut pas trouver autre chose à critiquer ou à considérer comme un sujet d’humour chez lui ? Est-ce à dire que rien ne peut être aussi important qu’un dieu pour une personne qui n’y croit pas ? En somme, on peut voir dans ce dessin une invitation lancée aux croyants par Willem à faire de l’athéisme un sujet de dessin et de caricature. Si on est fâché par un dessin, on peut prendre le crayon, réfléchir un peu, et faire à son tour un dessin. C’est le jeu du débat démocratique.
• Le rire est-il un manque de respect ? Ça veut dire quoi d’ailleurs, manquer de respect ?
• Qu’est-ce que ça veut dire respecter un croyant ou un athée ?
• Croyances, religions et pratiques : ce qui est interdit pour l’un, l’est-il aussi pour l’autre ?
© Willem, Libération, 16 février 2006
Découvrir la fiche de décryptage de la une de Charlie n°712 de Charlie Hebdo “Mahomet débordé par les intégristes / C’est dur d’être aimé par des cons !” de Cabu, publié le 8 février 2006.