RELIGION & CARICATURES DE MAHOMET
Liberté d’expression. Liberté de conscience. Blasphème. Intégrisme. Procès des caricatures. Islamophobie.
Le dessin est en rose et noir. Il représente un personnage portant une barbe, une tunique et un turban noirs. Il cache son visage et ses yeux avec ses deux mains. Il semble se lamenter. On aperçoit des larmes.
Le titre, en partie incorporé dans le turban du personnage, dit : « Mahomet, débordé par les intégristes. » Le personnage déclare dans une bulle : « C’est dur d’être aimé par des cons …»
Le dessin est signé Cabu, assassiné en janvier 2015 par les frères Kouachi, et illustre la une d’un « numéro spécial » de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo.
En juillet 2005, l’écrivain danois Kåre Bluitgen ne trouve pas de dessinateur pour illustrer son ouvrage jeunesse sur la vie de Mahomet. Le meurtre du cinéaste Theo Van Gogh, décapité en pleine rue à la suite d’un court métrage critiquant vertement l’islam, est dans tous les esprits : aucun dessinateur ne veut prendre le risque de représenter Mahomet. Pour dénoncer cette forme d’autocensure, le journal danois Jyllands-Posten lance un concours de dessins « Dessinez Mahomet comme vous le voyez ».
Le 30 septembre 2005, le journal danois publie douze dessins intitulés « Les visages de Mahomet ». Le 17 octobre 2005, un journal égyptien publie les douze dessins sans qu’il n’y ait aucune réaction.
Le 2 décembre 2005, des extrémistes musulmans danois partent en tournée au Moyen-Orient avec quinze images, les douze caricatures publiées dans le Jyllands-Posten auxquelles ils ajoutent trois dessins récupérés sur un site d’extrême droite américaine, représentant Mahomet en cochon, en pédophile et en zoophile. En quelques semaines, une vague de violence inouïe déferle sur le monde : appels au
meurtre, relations diplomatiques rompues, ambassades incendiées. Au final : des dizaines de morts dans des manifestations de rues.
Début février 2006, France Soir et l’Express publient les caricatures danoises. Le directeur du quotidien, Jacques Lefranc, est limogé par son actionnaire égyptien et celui de l’hebdomadaire, Denis Jeambar, prié de remettre sa démission.
Dans ce contexte, la rédaction de Charlie Hebdo, par solidarité avec ses confrères et pour montrer que la France n’est pas un espace où le respect des dogmes religieux l’emportent sur la liberté d’expression, décide de reproduire les 12 caricatures dans un numéro spécial.
En France, le délit de blasphème n’existe pas.
Cabu traite donc du débat en cours qui agite la société : la question de la représentation du prophète.
Comme tout dessinateur de presse, il porte un regard personnel sur l’actualité et représente le prophète Mahomet tel qu’il le voit : un personnage qui se « prend la tête » et se lamente au regard de la tournure qu’a prise dans le monde la publication de douze malheureux dessins. Afin d’éviter tout détournement et toute ambiguïté, il prend bien soin d’incorporer son titre « Mahomet débordé par les intégristes » dans le turban, précisément pour cibler les « intégristes » qu’il qualifie de « cons ».
Ici Mahomet est désespéré « d’être aimé » par les intégristes et les terroristes qui commettent des crimes en son nom. Le dessinateur dénonce donc l’utilisation et l’instrumentalisation de l’islam par les fondamentalistes de tout genre, mais il ne vise pas les musulmans en tant que communauté de croyants. Le dessinateur s’attaque, au passage, à la lâcheté et à l’autocensure des médias et des personnalités publiques qui cèdent au chantage politique des intégristes religieux plutôt que de défendre des principes essentiels à la démocratie : la liberté d’expression et la laïcité.
En représentant Mahomet, il transgresse un interdit religieux pour certains musulmans (il existe de nombreuses représentations du prophète produites en terres d’islam à partir du XIII e et jusqu’au XIX e siècle, notamment en Iran, dans des miniatures illustrant des chroniques historiques, des textes littéraires ou des œuvres poétiques) et vient réaffirmer son droit d’exercer sa liberté de conscience,
son esprit critique et son humour face aux tabous religieux qui ne concernent que ceux qui y croient.
Respecter un croyant, c’est lui laisser la liberté de croire et de pratiquer sa religion. Respecter un non-croyant, un athée ou un agnostique, c’est lui laisser la liberté de ne pas croire, de critiquer et de rire des religions, de railler et de dénoncer ceux qui les instrumentalisent.
Cabu rappelle que les religions n’ont pas à jouir d’un statut à part, d’un traitement de faveur ou d’une exception qui les placerait hors du champ de la critique, du doute, du débat ou de la polémique.
Pour ce dessin, Charlie Hebdo a été assigné en justice par l’UOIF, la Ligue islamique mondiale et la Mosquée de Paris. En 2007, l’hebdomadaire est relaxé : en France, la jurisprudence protège le droit à l’excès, à l’outrance, à la satire. Et le délit de blasphème n’existe pas.
Les limites à la liberté d’expression ne se déterminent pas en fonction de ce qui plaît ou déplaît à une personne ou à un groupe : la loi ne punit ni la critique des idées, ni celle des religions ou des symboles. La loi protège des personnes, pas des mythes : on peut rire des religions, de leurs dogmes et de leurs porte-parole, mais on ne peut pas appeler à la haine contre ses croyants.
Voir les documentaires :
– Charlie 712, histoire d’une couverture, qui filme la préparation du numéro spécial de Charlie Hebdo avec la une de Cabu, en 2006. Réalisé par Philippe Picard et Jérôme Lambert (2015, 50 mn).
– C’est dur d’être aimé par des cons, consacré au procès de 2007 contre Charlie Hebdo. Réalisé par Daniel Leconte (2008, 1 h 48).