FEMMES & DROIT À L'AVORTEMENT

États-Unis. Arrêt Roe V. Wade. Féminisme
© Coco, paru sur libération.fr le 5 mai 2022

Le dessin est muet, en couleurs, et tient sur une forme rectangulaire. Dans le coin en haut à gauche, on voit vingt-cinq cintres blancs dessinés dans un carré sur fond bleu. À droite, on voit six femmes nues et couchées, certaines ont des ventres arrondis, d’autres la bouche ouverte, visiblement souffrantes. À gauche, une septième femme, vue de dos, se penche sur le bord du dessin. Chaque femme laisse, derrière elle, une traînée de sang qui s’écoule entre ses cuisses et qui forme huit bandes rouges horizontales et parallèles.

Hors du dessin, tout en en bas à droite, la signature de la dessinatrice Coco.

Au premier coup d’œil, ce dessin renvoie au drapeau américain. Il a été publié deux fois.

– Il est paru, une première fois, le jeudi 5 mai 2022 dans la rubrique en ligne intitulée «Signé Coco» sur le site liberation.fr : il s’agit d’une rubrique quotidienne dédiée à la dessinatrice qui y traite l’actualité en dessin.
Trois jours plus tôt, le lundi 2 mai, un scoop fait trembler l’Amérique: le journal américain Politico révèle un document qui atteste que la Cour suprême des États-Unis est sur le point de renverser l’arrêt Roe v. Wade (ou « Roe vs Wade »), garant du droit à l’avortement depuis 1973. Des milliers de ma- nifestants et de militantes féministes descendent dans les rues pour protester contre cette décision qui annulerait près d’un demi-siècle de jurisprudence et de droits en faveur de l’IVG (Interruption volontaire de grossesse). Le jugement final n’est pas attendu avant juin 2022, mais avec ce dessin, Coco anticipe ses conséquences dévastatrices sur le droit des femmes aux États-Unis.

– Près de sept semaines plus tard, le samedi 25 juin 2022, le dessin est republié, cette fois-ci, en une de l’édition papier du week-end de Libération, titré « IVG, le vendredi noir ».
La veille, contre l’avis d’une majorité de la population, la Cour suprême a officiellement abrogé l’arrêt Roe v. Wade qui assurait donc aux Américaines l’accès à l’IVG jusqu’à six semaines de grossesse et sur tout le territoire. Désormais, chaque État est libre de déterminer sa propre politique sur l’avortement. Sans attendre, 18 États l’interdisent…

• Qu’est-ce que la Cour suprême?

C’est la plus haute instance judiciaire américaine dont la mission première est de veiller à la constitutionnalité des lois. Ce temple du droit joue un rôle crucial puisqu’il tranche aussi des débats de société fondamentaux, comme ici le droit à l’avortement.
La Cour suprême se compose d’un cénacle de neuf magistrats, nommés à vie par le Président des États-Unis, dont les décisions sont prises en vase clos. Depuis l’élection de Donald Trump, les juges conservateurs y sont majoritaires

• Pourquoi dessiner des cintres?

Parce que le cintre est depuis toujours signe de ralliement de ceux qui militent pour le droit à l’avortement légal (c’est le camp dit des pro-choix ou des pro-IVG contre le camp dit des pro-vie anti-IVG, généralement issu de la droite évangélique et de mouvements catholiques radicaux).
Le cintre est l’emblème des avortements illégaux, car c’est cet objet, avec l’aiguille à tricoter, qui était le plus souvent utilisé par les «faiseuses d’anges» pour mettre fin à une grossesse non désirée quand l’IVG était interdite. Or les avortements pratiqués avec des cintres (dépliés pour les transformer en sonde), des aiguilles à tricoter ou tout autre objet du quotidien détourné de son utilisation pour provoquer une fausse couche (en perçant la poche des eaux) peuvent entraîner de graves complications : infections, hémorragies, lésions de l’appareil reproducteur, perforation de l’utérus, décès…

 

Un dessin muet vaut mieux qu’un long discours.

Avec ce dessin simple, symbolique dans la forme mais satirique sur le fond, Coco revisite donc le fameux drapeau américain, surnommé Stars and Stripes, «des étoiles et des bandes», en remplaçant les cinquante étoiles blanches sur fond bleu par vingt-cinq cintres blancs, symboles des avortements clandestins, et les treize bandes rouges des États fondateurs par sept traînées de sang qui s’écoulent du sexe de femmes agonisantes.

La dessinatrice s’engage clairement pour le droit à l’avortement, affirmant ainsi sa solidarité avec les manifestants Pro-choix aux Etats-Unis, et marque son indignation face à la décision de la Cour suprême. Une décision perçue comme un véritable retour en arrière pour le droit et l’émancipation des femmes : dans les États où l’avortement sera interdit, des milliers d’entre elles vont donc revenir à des méthodes moyenâgeuses, réalisées dans de mauvaises conditions d’hygiène et en dehors de tout suivi médical, pour interrompre une grossesse non désirée. Au risque d’y laisser la vie.

En détournant le drapeau américain de cette manière, Coco anticipe quel pays les États-Unis sont en passe de devenir: un pays de souffrances, de douleurs et d’injustices pour les Américaines.
Après sa publication en Une de Libération, le dessin a eu un grand retentissement Outre-Atlantique, au point d’être partagé par Sharon Stone sur X (ex-Twitter) et brandi en affiche lors des manifestations pour le droit à l’IVG.

© COCO
Paru sur libération.fr, le 5 mai 2022