MUSELER LA PRESSE
Censure, Liberté de la presse, Rire de la mort.
Ces images sont les reproductions de deux unes de journaux. D’un côté l’Hebdo Hara-Kiri, donc le texte « Bal tragique à Colombey – 1 mort » occupe l’encart principal. On note « bête et méchant » au-dessus du titre du journal. D’un autre côté Charlie Hebdo titré dans un encart rouge. Dessous, un dessin en noir et blanc où un homme avec des lunettes, une canne et un chapeau prononce dans une bulle « Liberté de la presse ? Vaut mieux entendre ça que d’être sourd ! » Au-dessus, des noms de dessinateurs. À droite est titré « Il n’y a pas de censure en France ! » Sous ce titre un petit encart de texte où il est écrit un message de la rédaction. L’édition de l’Hebdo Hara-Kiri date du 16 novembre 1970. La date de parution de Charlie Hebdo dans l’encart rouge nous informe que ce numéro est publié une semaine plus tard, le 23 novembre 1970.
Charlie Hebdo est né d’une censure. Le 9 novembre 1970, une semaine avant la parution de l’Hebdo Hara-Kiri, le général de Gaulle meurt. Le titre du numéro « Bal tragique à Colombey – 1 mort » fait référence à la disparition du général adulé par tous, mais aussi à un incendie qui a détruit une discothèque une semaine plus tôt le 1er novembre, provoquant la mort de 146 personnes, principalement des jeunes, dans la commune de Saint-Laurent-du-Pont. C’est l’incendie du « 5-7 », nommée d’après le nom de la boîte de nuit. Ici, la rédaction a décidé de télescoper deux actualités différentes : la mort d’un homme politique, un symbole avec un fait divers faisant état d’un nombre considérable de décès. Il est à noter qu’à la suite de l’incendie, la presse et les journalistes ont beaucoup traité cet événement, comme le journal Les Dernières Nouvelles du Lundi qui titre le 2 novembre « Le bal tragique de la Toussaint : 142 jeunes brûlés vifs ».
Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, décide de faire interdire l’Hebdo Hara-Kiri. Il invoque la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse pour punir le journal qui s’est moqué de de Gaulle, homme politique intouchable, garant de la bonne morale française. Décrétée en 1949 et plusieurs fois durcie et ajustée, cette loi vise à lutter contre la subversion morale qui s’attaquerait à la jeunesse de France, notamment par le biais de publications de revues et de bande dessinées ou comics abordant des sujets jugés subversifs. Elle permet d’interdire l’affichage, la publicité voire le titre en lui-même au bon vouloir de l’interprétation du texte par les commissaires du ministère. Et c’est ce qui est arrivé pour l’équipe de Cavanna et de Choron, fondateurs de Hara-Kiri : l’Hebdo s’est vu être interdit de distribution dans les kiosques, de faire sa publicité, de faire paraître un autre journal avec la même rédaction. Le ministère justifie cela par la publication dans d’autres numéros de dessins jugés « pornographiques » mais c’est bien la désacralisation de de Gaulle qui est sanctionnée.
Pour contourner la censure, l’équipe de l’Hebdo change décide de sortir un autre journal en changeant de nom. Elle lance Charlie Hebdo qui se présente comme un supplément hebdomadaire du mensuel de bande dessinée Charlie mensuel. La censure a provoqué la création de Charlie Hebdo. Face au tollé général de cette décision qui ne fut que défendue par les grandes figures gaullistes, Marcellin ne poursuivra pas le nouveau journal.
L’aveugle du dessin de Gébé en une de Charlie donne la tonalité du journal. La locution « vaut mieux entendre ça que d’être sourd » s’emploie pour marquer un désaccord ou à souligner la stupidité de certains propos. Ici, il n’est pas question d’un sourd, mais d’un aveugle qui quant à lui ne peut pas, non pas entendre, mais lire le journal. En reprenant la locution associée à « la liberté de la presse » on comprend donc que le dessin met en doute l’existence de celle-ci.
En titrant maintenant ce premier numéro « Il n’y a pas de censure en France », la rédaction se protège d’une réplique du ministère de l’Intérieur de Marcellin. Si celui-ci décidait de poursuivre un journal qui affirme même ironiquement qu’il n’y a pas de censure en France, cela ne prouverait que le contraire. Dans ce numéro, Cavanna revient dans les premières pages sur la décision du « bon papa » Marcellin. Il charge l’Intérieur en montrant point par point le détournement d’une loi qui vise effectivement à protéger la jeunesse mais qui ici est utilisée comme « une bonne muselière à journaux prête à servir pour le cas où » on s’attaquerait à de Gaulle. Une muselière qui cherche donc à limiter la liberté de la presse.
L’Hebdo est accusé de pervertir la jeunesse et « les petits enfants. » Bien qu’il n’existe pas de censure d’État en France – comme le titre du journal le stipule – Marcellin et l’Intérieur en fabriquent une, détournée, qui passe non pas par une condamnation d’une rédaction ou d’un titre pour publication illégale – car les journaux connaissent la loi – mais passe plutôt par une saignée financière : la censure se fait par le biais du nerf de la guerre, l’argent. Interdire la diffusion, interdire les routeurs de distribuer les journaux aux kiosques, interdire l’affichage publicitaire à une époque où internet et les réseaux n’existent pas, c’est condamner un mort un journal car il ne peut pas se vendre. Cavanna écrit dans l’édito de Charlie Hebdo : « Le pouvoir a, avec ce machin, un instrument merveilleux. (…) Supprimer les journaux qu’on n’aime pas par un simple décret, sans un bruit, sans un pli, sans qu’ils puissent protester devant qui que ce soit, ni se défendre, ni même s’expliquer, sans qu’on ait même à leur donner le motif de cette condamnation à mort, quel progrès ! Les confrères n’iront pas gueuler qu’on assassine la liberté de la presse : on n’a rien assassiné du tout. » Ainsi, c’est d’une atteinte par le pouvoir à la liberté de la presse qu’est né le journal « bête et méchant » qui ne cessera de faire l’usage de la liberté.
Une de l’Hebdo Hara-Kiri, n°94 paru le lundi 16 novembre 1970 (gauche) et dessin de Gébé en une de Charlie Hebdo, n°1 paru le lundi 23 novembre 1970 (droite).