CENSURE & LIBERTÉ DE LA PRESSE
Censure, Liberté d'expression, Liberté de la presse et d'informer.
Deux personnages composent cette caricature. Au premier plan à gauche, une petite fille que l’on reconnaît grâce à sa petite taille, sa robe et ses chaussures bleues. Elle porte un chapeau, bleu également, où il est inscrit « La Presse ». Celui-ci est surmonté d’un encrier verdâtre et d’une plume blanche. Sa robe est formée de plusieurs pales de couleurs où l’on retrouve des titres de journaux comme La Gazette, Le Rappel, Le Pays, La République ou encore Le Journal de Paris. La petite fille au visage inquiet est empêchée de marcher par, une vieille dame située derrière elle habillée de vêtements amples, d’un tablier et d’un bonnet bleus. Elle retient l’enfant à l’aide d’un tissu blanc passé autour de la taille de l’enfant. De sa poche dépasse un morceau de papier où il est inscrit « Papier Timbré », qui fait référence au « droit de timbre », c’est-à-dire à l’impôt spécifique à la presse pour pouvoir bénéficier du système postal et permettre sa diffusion. On discerne derrière elle une énorme paire de ciseaux. En arrière-plan, on note un large cercle noir.
Sous le dessin, on remarque du texte qui fait parler les personnages : « LA PRESSE – Tu m’avais promis de me laisser marcher toute seule, na ! » et la réponse de « VICTORINE – Je t’avais promis… je t’avais promis… oui je te l’avais promis, mais si tu crois tout ce qu’on promet ! » Ce dessin est signé Alfred Le Petit dont on voit la signature en bas à droite et se retrouve en une du journal satirique Le Grelot daté du dimanche 10 mars 1872.
Cette édition du Grelot est publiée alors que la IIIe République n’en est qu’à ses débuts. Le 2 septembre 1870, Napoléon III capitule à Sedan et le 4 septembre la chute du Second Empire laisse place à la République. Dans un contexte où la république est jeune et fragile, le pouvoir exécutif est accordé à Adolphe Thiers en février 1871. Chute de l’Empire, retour de la République, capitulation face à la Prusse allemande, le changement de régime et les révoltes républicaines ont entraîné des vagues de promesses qui ne feront que des déçus, notamment pour la presse. Il faudra attendre 1875 pour que la république soit véritablement proclamée notamment par la promulgation des trois lois constitutionnelles de février et de juillet.
Bien que la censure du Second Empire ait été levée en 1868, la presse a continué à être malmenée au début de la IIIe République. La promesse d’un jury des délits de la presse n’est pas véritablement tenue, laissant aux magistrats du correctionnel et des assises le loisir de juger des cas dont ils ne savent rien. Le cautionnement est rétabli, une taxe de 20% est mise en place pour le papier en septembre 1871 puis les amendes infligées aux titres de presse doivent être payées par un tiers bailleur. Les petits titres de presse, les plus pauvres, se voient être étranglés par ces mesures ou assujettis à leurs financiers. Pire encore, l’administration de l’État se doit de relire les journaux avant parution. Concernant les dessins et les caricatures, tout doit être validé par Versailles avant publication. Comble de l’absurdité : il est imposé aux caricaturistes de demander la permission aux politiques ou aux personnalités caricaturées avant de réaliser un dessin. Peu de caricatures à charge se publient donc. En d’autres termes, une censure d’État est établie, aux prémices de la IIIe République. À la suite d’un dessin refusé par Versailles en 1872, Le Grelot décide de réagir et de proposer en une ce dessin de commande d’Alfred Le Petit, critiquant ouvertement le pouvoir et dénonçant la censure de la politique de Thiers.
Alfred Le Petit souhaite ici dénoncer la censure et la pression exercées par l’État à l’encontre de tous les journaux quotidiens et périodiques français. La caricature utilise l’outil allégorique pour d’une part dénoncer la censure et pour d’autre part la contourner. Les deux personnages incarnent deux concepts : la petite fille, personnage attachant, représente la presse. La vieille dame quant à elle représente la censure de l’État, dotée d’une grande paire de ciseaux avec laquelle elle s’apprête à découper les pages, les articles et les dessins des différents titres de presse. En tirant la petite fille, elle cherche à l’amener dans ce gros cercle noir, symbolisant le néant et l’obscurité. En dépeignant la Censure tirant la Presse de la sorte, le caricaturiste cherche à montrer le contrôle que la première exerce sur la seconde. Aussi, le caricaturiste critique la dynamique rétrograde et régressiste qui se manifeste par le mouvement : la petite fille représente l’avenir alors que la vieille dame incarne le passé figé.
Allégorie de la censure.
Alfred Le Petit nomme sa censure Victorine. Cette démarche consistant à incarner la censure en la personnifiant ou en la réifiant s’inscrit dans la tradition du XIXe siècle. Aujourd’hui, cette figure de la vieille dame a aussi été nommée « Anastasie » ou encore « Dame Censure ». L’utilisation rhétorique de l’allégorie cherche l’intemporalité du concept et des idées défendues. À l’époque du Grelot, tout le monde pouvait correctement comprendre l’enjeu de ce dessin, et associer le « ce qu’on promet » au régime de Thiers et plus largement à l’élan républicain garant de liberté. Aujourd’hui, n’importe qui pourrait comprendre le message de ce dessin sans pour autant connaître le contexte précis de réalisation et de publication. L’allégorie ici sert donc à la fois à dénoncer la censure, mais aussi la contourner. Caricaturer Thiers aurait été une prise de risque majeure pour Le Grelot et pour Alfred Le Petit, et par ailleurs, il aurait fallu lui demander son autorisation.
• Pour vous, qu’est-ce que « la censure » ?
• Y a-t-il de la censure en France aujourd’hui ?
• Pouvoir critiquer l’État est-il un signal d’une bonne santé démocratique ?
« La liberté de la presse », Alfred Le Petit, Le Grelot, 10 mars 1872 / BnF