ANTISÉMITE / PAS ANTISÉMITE ?

Décrypter un dessin de presse. Reconnaître un dessin haineux.
Une de la Libre parole illustrée du 28 octobre 1893 © BnF

L’objectif de cette vidéo et fiche pédagogique est d’apprendre à décrypter un dessin satirique pour savoir distinguer des caricatures antisémites de dessins de presse qui dénoncent la haine des Juifs.

Au premier plan, on voit un immense globe terrestre auquel s’accroche un personnage tout aussi gigantesque vu de dos. Seul son profil gauche est visible : son visage est caricaturé et disproportionné par rapport au reste de son corps. Son nez est protubérant et retombe sur des lèvres épaisses. Ses yeux sont ouverts et son regard satisfait. Il porte une barbe et des cheveux filasse.
Ses mains et ses pieds sont crochus et griffus et plantés dans la mappemonde.
L’homme porte une casquette, un foulard et un pantalon à carreaux ainsi qu’une longue redingote rapiécée ici et là. Les vêtements sont colorisés en rouge. On repère des rouleaux de billets dans sa poche, sous ses mains et ses pieds dont les orteils laissent échapper des pièces de monnaie.
Au second plan, le dessin est coupé en deux : en haut, le jour, représenté par un demi-soleil qui se lève ou se couche. En bas, une nuit étoilée représentée par un croissant de lune.
Au centre sous le dessin, un titre : « Leur Patrie ».
En bas à droite, la signature du dessinateur : A. Esnault, pour Albert Esnault, peintre, illustrateur et affichiste de la fin du XIXe siècle.
Le dessin fait la Une de La Libre parole illustrée dont le directeur est Édouard Drumont et a été publié dans le n°16, le samedi 28 octobre 1893.

Édouard Drumont, le directeur du journal La Libre parole, est l’homme qui a popularisé et structuré l’antisémitisme français. D’abord, avec son livre intitulé La France juive, paru en 1886, le best-seller antisémite de l’époque dans lequel, à grand renforts d’arguments anti-républicains, il charge les Juifs des fautes originelles et des conspirations politiques et où il refuse leur intégration. Puis, avec son journal quotidien La Libre parole lancé en 1892, et en particulier avec La Libre parole illustrée, le nom donné au supplément hebdomadaire dudit journal, où il va populariser les caricatures antisémites de 1893 à 1897 et exploiter la haine des Juifs à des fins idéologiques et commerciales : il le dira lui-même, l’objectif de ce journal est de conquérir le public qu’il n’a pas réussi à toucher avec son livre, le dessin et la caricature permettant de toucher une audience plus large par des raccourcis graphiques.
Plus généralement, la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle marquent la résurgence et la prolifération d’iconographies antisémites en tout genre : unes de presse, cartes postales, affiches, tracts, livres et jouets pour enfants circulent partout, les libraires antisémites se multiplient et l’antisémitisme pénètre tous les pores de la société. Il devient un qualificatif glorieux, une revendication légitime et les partis politiques, partout en Europe, mèneront campagne en son nom, préparant ainsi le terrain au nazisme et à l’Holocauste.

Ce dessin d’Albert Esnault est une caricature antisémite qui réunit toutes les caractéristiques du genre et reconduit les mêmes visions délirantes :

  • Racialisé, le Juif est représenté comme un personnage hideux et repoussant, aux mains et aux pieds griffus, aux lèvres lippues et au nez surdimensionné et crochu.
  • Animalisé, le Juif s’accroche à la mappemonde, tel un lézard.
  • Diabolisé, il vampirise le monde : le titre « Leur Patrie » insiste sur le fait que les Juifs seraient les maîtres de la Terre.
  • Fantasmé : la profusion de billets de banque qui débordent de la poche et les pièces de monnaie qui glissent entre les doigts de pieds du personnage reconduisent le cliché du Juif qui détient les richesses et dirige la finance internationale.

Cette image ne parle pas tant des juifs que des antisémites eux-mêmes et de leurs obsessions : le pouvoir, l’argent et la race. Une représentation si outrancière et simplificatrice qu’on pourrait en rire, sauf qu’ici, elle sert à stigmatiser une population en raison de ses origines et de ses croyances et à la désigner comme cible. Ce dessin traduit la banalisation de la haine antisémite qui conduira à la déshumanisation des Juifs, à leur négation et à leur extermination.

A. Esnault.
Paru dans la Libre parole illustrée, n°16 le 28 octobre 1893.