POLÉMIQUE EN FAMILLE & EN SOCIÉTÉ

Affaire Dreyfus, Antisémitisme, Débat de Société, Médiatisation

Le dessin est en noir et blanc. Il fonctionne par l’enchaînement de deux volets, tous les deux légendés. Il comporte un titre « Un dîner en famille » et représente tout ce qu’on imagine être un repas du dimanche midi chez un oncle ou une tante. Dans le volet du haut, on voit une grande table avec autour 11 personnages de générations différentes, ainsi qu’un chien qui essaye de monter sur les jambes du plus jeune, au centre du dessin. La table est garnie de vaisselle. Un homme à droite apporte un plat. On remarque que le personnage à gauche, le plus âgé, pointe son doigt vers le haut, tout comme un autre homme en bout de table à droite. On leur attribue donc la réplique sous le cadre : « – Surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ! »

Le volet du dessous au même cadrage reprend la même scène. Cette fois-ci, tous les personnages de cette famille ne sont pas assis en attendant le gigot ou la blanquette, mais sont en train de se battre. La table est sens dessus-dessous, un personnage en bas à gauche tente d’étrangler une femme allongée au sol, une autre tente d’embrocher un homme avec sa fourchette… Ils se tiennent au cou comme en bas à gauche, débattent houleusement en se montrant ses médailles le doigt pointé, se donnent des coups de bouteille et de fourchette comme en bout de table à droite. Le chien, quant à lui, a une fourchette piquée dans l’arrière-train, victime collatérale du pugilat de ce repas dominical car le 13 février 1898 était bien un dimanche. Sous cette scène de chaos, nous retrouvons la réplique « – Ils en ont parlé… » que l’on peut attribuer au jeune situé au centre, l’air défait et en colère. En bas à droite, la signature du dessinateur Caran d’Ache.

Ce dessin est publié dans Le Figaro le 14 février 1898 et évoque les vives querelles concernant « l’Affaire Dreyfus » qui fracture le pays depuis 1894.

Le capitaine d’état-major Alfred Dreyfus, juif d’origine alsacienne, est accusé d’intelligence avec l’armée allemande : on l’accuse d’avoir livré des informations militaires de l’État français à l’ennemi allemand. Il est condamné et envoyé en Guyane en 1894 après avoir été considéré comme le coupable parfait en raison d’une part de son poste d’état-major et d’autre part et surtout de ses origines alsaciennes… et juives ! Dès 1894 la presse antisémite menée par La Libre Parole de Drumont le qualifie de « Judas » par le biais de dessins et d’articles à charge. En 1897, le colonel Picquart, militaire catholique, révèle des informations permettant d’innocenter Alfred Dreyfus. La société se fracture entre les dreyfusards d’un côté qui croient en l’innocence d’Alfred Dreyfus et qui dénoncent une cabale contre lui aux vues de ses origines alsaciennes mais surtout parce qu’il est juif, et d’un autre côté les antidreyfusards qui condamnent Dreyfus et qui voient en lui le traître (le « Judas ») à la nation qui a livré la France à son ennemi, l’Allemagne.

 

La polémique repose sur un antisémitisme grandissant en Europe à la fin du XIX siècle, mais aussi sur une crispation nationaliste et patriotique dans un contexte où la France et l’Allemagne s’épient depuis 1870, cette dernière ayant annexé l’Alsace et la Moselle (Lorraine) et défait la France. La presse joue à ce moment-là un rôle prépondérant dans « l’affaire ». Elle sert d’espace où les preuves se publient, à charge contre Dreyfus ou servant à l’innocenter. En 1897, Mathieu le frère de Dreyfus identifie Ferdinand Walsin Esterhazy, un commandant d’infanterie, comme étant le réel traitre à la nation. À la suite de la publication des preuves dans la presse, les journaux s’engagent. Le mouvement dreyfusard trouve sa place dans Le Figaro qui va publier ces preuves et offrir des tribunes sur l’affaire à des intellectuels comme Émile Zola, dont on connaît surtout le « J’accuse… » publié dans l’Aurore le 13 janvier 1898. Dreyfus est gracié en 1899 mais il faudra attendre 1906 pour qu’il soit pleinement réhabilité.

C’est dans ce contexte de clivage entre les blocs nationalistes et progressistes et dans un climat de tension militaire et d’antisémitisme croissant, que Caran d’Ache réalise ce dessin.

Ce dessin illustre le clivage de la société française de 1898 à propos de l’affaire Dreyfus. Il ne s’agit pas ici de politiques ou d’intellectuels débattant, mais de gens ordinaires : le clivage a atteint les foyers. La fracture nationale touche donc toutes les couches de la société de l’époque. La France est fracturée et souffre de l’impossibilité de parler, de débattre ou de discuter. Aussi, si les preuves de l’innocence du capitaine sont apportées en 1897, le dessin étant publié l’année d’après, on comprend aussi que les faits n’ont pas pu guérir la division : la fracture est idéologique et les idéologies fabriquent des camps qui n’ont le plus souvent que faire des vérités factuelles.

 

Dessin dreyfusard ou antidreyfusard ?

Chose curieuse, on ne peut pas vraiment savoir si ce dessin est du côté de Dreyfus ou bien s’il cherche à le considérer comme coupable. ? Contrairement à des dessins antidreyfusards, reposant sur le trope du « juif traître », ici, le dessin ne témoigne pas du camp de l’auteur Caran d’Ache, Emmanuel Poiré de son vrai nom. Ce dernier était antidreyfusard et faisait partie de la « Ligue de la patrie française », mouvement conservateur de droite fondé en réaction de l’affaire, prônant notamment un nationalisme et un autoritarisme en France, frayant avec les mouvances antisémites de l’époque. Par ailleurs, on sait que Caran d’Ache est à l’initiative avec Forain de la revue Psst…!, revue satirique antidreyfusarde qui a vu son premier numéro paraître le 5 février 1898, et fut saluée par La Libre Parole et par Drumont, le théoricien de l’antisémitisme français. La revue Psst… ! présentera les dreyfusards comme les marionnettes d’un complot général monté par les juifs et des puissances extérieures à la France, véhiculant les pires préjugés antisémites comme notamment leur emprise sur les régimes politiques du monde. Si ce dessin publié dans Le Figaro n’est pas antisémite, cet antisémitisme ne transparaît pas dans ce dessin, qui se contente de montrer la virulence des passions suscitées par « l’Affaire », en une époque où le racisme pouvait se présenter comme « une opinion parmi d’autres ».

• En quoi ce dessin est-il toujours d’actualité ?

• Peut-on savoir si ce dessin défend Dreyfus ou le condamne ?

• Quelles différences faites-vous entre ce dessin et un « meme » d’internet ?

• Comment résoudre ce problème d’impossibilité du débat dans la société ?

« Un dîner en famille » de Caran d’Ache, dessin réalisé le 13 février 1898, publié dans Le Figaro du 14 février 1898.