CARICATURER LE ROI
Monarchie, Blasphème, Contre-pouvoir, Liberté de la presse
Quatre parties composent ce croquis. En haut à gauche, on voit le visage d’un homme aux cheveux bouclés. Il a des yeux ronds et il est plutôt joufflu. On distingue un col blanc. Le visage est réaliste. À droite toujours en haut, on retrouve le même personnage et les mêmes attributs physiques, mais la taille de ses joues est légèrement amplifiée. En bas à gauche, le troisième visage, répond toujours aux précédents, mais présente des déformations plus conséquentes : la forme de son visage évoque une poire sans pour autant en avoir les qualités, une mèche de cheveux se lève vers le haut et les flancs de son visage se dégagent. De plus, ses yeux, son nez et sa bouche semblent davantage se perdre. Le quatrième et dernier visage, en bas à droite, prend enfin la forme d’une poire, dont on perçoit la tige et les feuilles, le col s’est transformé en feuillage, et les éléments du visage ne sont plus que suggérés. On remarque simplement les tracés au crayon dans le croquis du 14 novembre 1831 et une simple ligne d’encre délimitant le contour de la poire et du visage : le dessin n’est pas terminé. On note cependant la signature du caricaturiste en bas à gauche.
Dans la version du 24 novembre 1831, tous les visages sont finalisés et le caricaturiste, ayant signé en bas à droite cette fois-ci, a ajouté du texte. La page a pour titre « Croquade faite à l’audience du 14 nov (cour d’Assises). » On note un texte introductif : « Si pour reconnaître le monarque dans une caricature, vous n’attendez pas qu’il soit désigné autrement que par la ressemblance, vous tomberez dans l’absurde. Voyez ces croquis informes, auxquels j’aurais peut-être dû borner ma défense : ». Puis, sous chaque dessin, dans l’ordre : « Ce croquis ressemble à Louis Philippe, vous constaterez donc ? » (1) ; « Alors il faudra condamner celui-ci qui ressemble au premier » (2) ; « Puis condamner cet autre qui ressemble au second… » (3) ; « Et enfin, si vous êtes conséquents, vous ne sauriez absoudre cette poire qui ressemble aux croquis précédents. » Il conclut en bas de page : « Ainsi, pour une poire, pour une brioche, et pour toutes les têtes grotesques dans lesquelles le hazard (sic) ou la malice aura placé cette triste ressemblance, vous pourrez infliger à l’auteur cinq ans de prison et cinq mille francs d’amende ?? Croyez, messieurs, que c’est là une singulière liberté de la presse !! »
À la suite de la révolution de Juillet 1830 et de 3 jours d’insurrections révolutionnaires à Paris (27, 28, 29 juillet), menées notamment par les députés libéraux principalement monarchistes, la Seconde Restauration et Charles X tombent. Une monarchie constitutionnelle est proclamée et Louis-Philippe 1er devient roi des Français. Contrairement au régime monarchique précédent, le roi n’est que le représentant de la souveraineté du peuple et des Français. À son arrivée sur le trône, Louis-Philippe tente de s’inscrire dans la dynamique initiée en 1789 qui consiste à accorder au peuple davantage de pouvoir, à limiter celui de l’Église, à valoriser l’éducation et à dérigidifier le contrôle de la presse libre qui s’est vue déterminante dans les événements de juillet 1830.
Toutefois, les promesses et la pratique du pouvoir allant, le pouvoir se durcit. La presse retrouve le droit de timbre, c’est-à-dire une sorte d’impôt que les journaux et magazines doivent payer afin de pouvoir être diffuser, notamment par les services postaux. Le cautionnement auprès de l’État est également rétabli : les nouveaux titres de presse doivent montrer patte blanche auprès des services de l’État et seul ce dernier peut autoriser une nouvelle parution. Les républicains grondent. La caricature qui s’attelait à l’époque à viser les mœurs de la société devient davantage politique : elle s’attaque de plus en plus à ses représentants et au roi Louis-Philippe. Philipon déclare que la caricature ne peut devenir « qu’impitoyable » dans ce contexte politique envers ceux qui ont trahi les Français. Avec Daumier, ils seront les deux représentant insolents d’une presse satirique qui s’avèrera être un réel contre-pouvoir à la monarchie et à la basse politique, si bien qu’en un peu plus d’un an, eux et leur journal La Caricature, se verront traduits sept fois en justice. Bien que la liberté d’expression et la liberté de la presse aient été promises par le roi Louis-Philippe, c’est à la suite de deux dessins de Philipon « Les Bulles de savon » (26 février 1831) et « Le Replâtrage » (30 juin 1831), caricaturant le roi et dénonçant ses promesses non tenues, que le procès historique en cour d’assises du 14 novembre 1831 intervient. Philipon y est accusé d’outrage et d’outrance à l’encontre du roi. Pendant ce procès, il se défendra devant le juge en donnant une des plus grandes leçons de caricature de l’histoire, avec une feuille de papier et un peu d’encre.
C’est donc le roi Louis-Philippe qui est ici croqué. Lors de son procès, anticipant un verdict en sa défaveur, Philipon demande une feuille, un crayon et de l’encre. L’erreur aura été de laisser à un caricaturiste de quoi dessiner. En premier lieu il fait rapidement un portrait réaliste du roi et chacun dans l’assemblée a été capable de dire que c’était bien le roi. Puis un deuxième visage, légèrement déformé, mais reconnaissable. Un troisième où il était encore possible de le deviner pour enfin faire un dernier croquis en ne dessinant presque qu’un fruit : une poire. La démonstration du dessin est simple : si on reconnaît le roi dans le premier dessin, puis dans le second et encore dans le troisième, on mentirait si on disait ne pas le retrouver dans le quatrième. Dans l’autre sens, si on doit condamner le quatrième dessin, considéré comme un outrage, il faudrait condamner le troisième, le deuxième et enfin le premier, portrait du roi. Condamner la poire et le croquis de Philipon reviendrait alors à condamner l’image du roi.
Travail de caricaturiste : déformer le vrai.
L’argument est implacable : le caricaturiste n’invente rien. La caricature ne sollicite pas la fiction, elle se sert de ce qui est pour se réaliser. La fiction, c’est ce que Philipon appelle « l’absurde » dans la deuxième version de sa démonstration. Le caricaturiste fait appel aux « ressemblances » que « le hazard (sic) et la malice » auront attribuées à ces « têtes grotesques » dans le monde. Autrement dit, ça n’est pas la faute de Philipon si le roi a une tête de poire, c’est celle de la nature. Ce travail en quatre temps de déformation du visage est une manière de décomposer l’exercice de la caricature. Déformer le réel n’est pas le faire mentir, c’est le faire révéler et le mettre en lumière. Le caricaturiste n’invente rien, il se contente de travailler ce qui existe. L’accusation d’outrage revient à celle du blasphème : Philipon désacralise donc un visage qui serait intouchable parce que sacré en ramenant le roi à ce qu’il est avant tout, un homme à tête de poire.
• Est-ce un « manque de respect » que de comparer le roi à une poire quand il a véritablement une tête de poire ?
• Pourquoi critiquer le pouvoir est-il révélateur d’un régime démocratique ?
• Philipon a été à l’époque condamné. Pensez-vous qu’aujourd’hui des dessinateurs et dessinatrices pourraient être condamnés pour des faits similaires dans le monde ?
Charles Philipon, « Louis-Philippe métamorphosé en poire », croquis à l’encre et au crayon réalisé lors de son audience le 14 novembre 1831. Version retravaillée et publiée dans La Caricature du 24 novembre 1831. / BnF